La logique de la poupée russe
Entretien avec Sébastien Cagnoli
par Francis Valette, rédacteur en chef de la revue Nouvelle
Donne
manuscrit.com, 31 mai 2002
Nouvelle Donne publie une nouvelle extraite des Contes
de la poupée russe de Sébastien Cagnoli. Francis Valette,
rédacteur en chef de la revue, nous souffle les premiers mots
d'une rencontre avec l'auteur...
"Sébastien Cagnoli emboîte ses nouvelles comme ses poupées
russes et nous livre les multiples facettes de nos petites
vies. Voyeur ? Non, il détourne la raison pour mieux nous
montrer que l'absurde a sa place dans notre quotidien et nos
petites manies. De quiproquos en quiproquos, le réel côtoie
l'imaginaire et nous rappelle sans cesse que l'apparence et
l'identité sont deux choses bien distinctes."
Sébastien
Cagnoli, qui êtes-vous, pourquoi écrire ?
Écrire, c’est essentiellement un travail de traduction. Quand
j’écris, je traduis mes pensées en mots, je leur donne une forme.
Ça me permet de me décharger d’un certain poids de préoccupations
et de me consacrer plus librement à mon travail, à mes amis, etc.
Or les pensées, elles sont de deux sortes : il y a les pensées
collectives, qu’on partage, qu’on a acquises sans jamais les
remettre en cause, influences de nos lectures, préjugés
socioculturels imposés par l’éducation, par les média, par les
proches ; et puis il y a les pensées individuelles, induites par
l’expérience personnelle de chacun, donc forcément uniques. Quand
j’écris, je cherche à isoler ces pensées individuelles, pour le
meilleur et pour le pire, pour écrire quelque chose que personne
d’autre n’aurait pu concevoir. Écrire, j’y vois donc un double
intérêt. Personnellement, ça me permet de mieux me connaître, de
mieux prendre conscience de ce qui fait mon identité et de la
place que j’occupe dans le monde. Mais surtout, ça me permet
d’offrir aux lecteurs un angle de vision différent de ceux qu’ils
peuvent rencontrer ailleurs. C’est ma modeste contribution à une
mosaïque de points de vue qui, tous réunis, constitueraient une
image totale et fidèle de la vie dans toute sa complexité. Une
image fractale composée d’une infinité de points juxtaposés de
façon tout à fait imprévisible. J’apporte une pierre à l’édifice,
une pierre qui est une petite partie d’un tout : partielle mais
nécessaire. On peut imaginer une immense bibliothèque qui
contiendrait tous les livres de l’humanité. Chaque livre est un
témoignage, un point de vue partiel sur un petit morceau du monde,
un point de vue très local dans l’espace et dans le temps. Dans sa
totalité, cette bibliothèque fractale serait une image exacte de
la Vie.
Mais bon, j’écris pour le plaisir, aussi. Parce que ça m’amuse
follement !
Dans votre recueil, le lecteur est plongé dans des univers
décalés, proches du surréalisme ou de la science-fiction. Quels
sont les auteurs qui vous ont marqué ?
Je reste marqué par la magie de Shakespeare (Le songe d’une nuit
d’été, La tempête) et des Métamorphoses d’Ovide : des textes qui
dépassent largement la réalité, ou plutôt ouvrent des portes sur
d’autres réalités. On peut dire que ce sont mes livres de chevet,
en quelque sorte. De la même manière, je me nourris de
l’imagination débridée du mouvement panique d’Arrabal, Topor et
Jodorowsky : leurs textes ne cessent jamais de me fasciner et de
m’amuser, et je reviens régulièrement y puiser ma bonne humeur. Je
peux mentionner aussi les contes populaires japonais, avec ces
âmes en peine qui reviennent parmi les vivants et bouleversent les
certitudes d’une vie quotidienne qu’on croyait familière. Et les
contes populaires en général, d’ailleurs. Mais aussi des cinéastes
comme David Lynch ou Raul Ruiz, dont les films me stimulent
énormément.
Et puis il faut mentionner Beckett, par-dessus tout, dont j’admire
toujours l’aptitude à utiliser le langage pour donner une forme au
vide, avec un humour euphorisant !
La solitude de vos personnages les conduit à une perception
étrange du monde, pourriez-vous nous en parler ?
Une perception étrange du monde, sans doute, de la même manière
qu’on trouve étrange la perception du monde des autochtones quand
on voyage dans tel ou tel pays lointain. Chacun de nous perçoit le
monde à sa manière, sans se douter de ce que perçoit son voisin.
En fait, ce qui est étrange pour quelqu’un est toujours familier
pour quelqu’un d’autre. Quand je lis un livre, j’aime être
transporté par une vision du monde qui n’est pas la mienne, qui la
complète, qui l’enrichit, un nouveau point de vue qui vient se
superposer au mien et donne au monde plus de relief. De la même
manière, quand j’écris, je crois que je cherche aussi à développer
un autre regard, qui vienne compléter le mien, compléter celui des
lecteurs. Et donner encore un peu plus de relief au monde,
peut-être.
Vous faites parler les objets. Vous semblez partager une vision
animiste du monde, proche de celle que l’on perçoit au Japon par
exemple, votre séjour là-bas y est-il pour quelque chose ?
Effectivement, mon séjour au Japon a considérablement changé mon
regard sur le monde. Le Japon est à l’Occident ce que le cercle
est à la ligne droite, en quelque sorte. C’est là-bas que j’ai été
émerveillé d’entendre une Japonaise dire à des Français : « Vous
êtes très rationnels ! » Je n’aurais jamais imaginé qu’on puisse
dire une telle phrase. Je n’avais jamais pensé qu’on pouvait être
autre chose que rationnel. Je me suis rendu compte de tout ce que
ma vision du monde avait de culturel et d’arbitraire. Alors si je
fais parler un objet, ce sera peut-être pour qu’il dise au lecteur
: « Tu es trop rationnel, oublie ce que tu as appris et regarde le
monde tel qu’il est vraiment, au-delà de toute culture et de tous
préjugés. »
Si vous étiez un objet, lequel serait-ce, une fenêtre ?
Tiens, pourquoi pas. C’est sympa, une fenêtre. C’est ouvert ou
fermé, c’est une ouverture ou un obstacle. Peut-être même qu’on
voit à travers tout en se voyant dedans. Mais je n’aurais pas
pensé à la fenêtre. Je crois que je serais plutôt une pièce d’un
euro. Comme ça je me promènerais de poche en poche, de main en
main, je verrais du pays, je verrais des gens, j’entendrais parler
différentes langues, je ferais une infinité de rencontres
fortuites… Peut-être même que je reverrais plusieurs fois les
mêmes personnes ? J’aime bien observer ma trajectoire et mes
aventures quand je me laisse porter par le hasard. Et puis une
pièce d’un euro elle n’est jamais perdue. Même si elle tombe il y
a toujours quelqu’un pour la ramasser, et elle continue son
chemin.
Pourquoi avoir choisi la nouvelle comme forme d'expression ?
Vous qui êtes ingénieur, quelles sont vos techniques d’écriture
?
Pendant des années, j’ai écrit des textes que je ne faisais lire à
personne, plus ou moins pour me défouler. Ça pouvait ressembler à
du théâtre ou à de la poésie. Quand je suis arrivé à Paris et que
j’ai commencé à travailler, il m’est venu une idée de texte (Le
cloître), qui a pris la forme d’une nouvelle. Comme je n’avais pas
beaucoup de temps à consacrer à l’écriture, la forme de la
nouvelle était celle qui convenait le mieux. Ça me permettait
d’écrire dans un intervalle de temps suffisamment court pour
pouvoir rester dans le même état d’esprit du début à la fin.
Encouragé par cette expérience, je me suis mis à écrire toute une
série de nouvelles (qui constituent le recueil des Contes de la
poupée russe).
Pour moi, l’écriture est à l’opposé de mon travail d’ingénieur. Ou
plutôt, ce sont deux activités complémentaires. Parallèlement à ma
profession scientifique, je cultive l’irrationnel à travers
l’écriture. Pour compenser, je suppose. Pour l’équilibre.
J’ai écrit ces nouvelles parce que j’avais beaucoup de choses à
raconter en peu de temps. À ce moment-là je n’aurais vraiment pas
pu me lancer dans un roman, ni même dans une grande pièce de
théâtre. Je n’avais pas confiance. Aujourd’hui c’est différent, je
suis prêt à passer le temps qu’il faut pour observer comment le
texte prend forme, lentement, au gré du hasard et de mon
expérience, et je m’émerveille perpétuellement de toutes les
surprises que l’écriture me réserve.
En 2001, vous avez reçu le Prix du jeune écrivain, pouvez-vous
nous parler de ce prix et de ce qu'il a peut-être changé pour
vous ?
C’est un prix décerné à des jeunes de 15 à 25 ans
(http://perso.wanadoo.fr/prix.du.jeune.ecrivain/), qui aboutit
notamment à la publication au Mercure de France des textes retenus
par le jury. Je l’ai reçu un peu comme un nouveau diplôme : je
fais mes premiers pas dans le monde littéraire avec ce prix de la
même manière que j’avais abordé, par hasard, le monde de
l’ingénierie avec un diplôme de Centrale. Et ça me permet de me
rapprocher de mes vraies préoccupations.
Mais surtout, la remise des prix était l’occasion de rencontrer le
public et le monde de l’édition, et de faire la connaissance des
autres lauréats. J’ai fait des rencontres merveilleuses, grâce à
cette manifestation.
Avez-vous un message à adresser à vos lecteurs avant qu'ils ne
vous découvrent ?
Plus un livre est explicite, plus il est trompeur, parce qu’il
donne au lecteur l’impression de comprendre. Plus un livre est
énigmatique, plus il permet d’apprendre et de connaître. Les
livres nous montrent des portes, mais c’est à nous de les
franchir, une à la fois. La clé n’est pas dans les livres, mais
dans la poche du lecteur. En d’autre termes, ne lisez pas trop :
c’est mauvais pour les yeux, le dos et le système neurovégétatif.
Vos projets d'écriture ?
Depuis ces nouvelles, j’ai écrit trois pièces de théâtre, qu’on
pourrait qualifier de bouffonneries métaphysiques. La première est
une histoire de tomates qui s’inspire du Songe d’une nuit d’été et
de plusieurs mythes de têtes coupées, où Puck et Obéron jouent
avec la vie et la mort, comme des marionnettistes, comme des fées,
comme des dieux. Comme des enfants. La seconde prend la forme
d’une démonstration mathématique : un mathématicien, assisté par
un magicien, entreprend de résoudre l’équation du sens de la vie.
C’est le résultat d’un atelier d’écriture auquel je n’ai pas
participé, mais qui m’a inspiré pendant six mois ! Et la
troisième, c’est un cycle de trois pièces plus courtes, chacune
mettant en scène deux comédiens qui endossent plusieurs identités.
Donc j’ai pas mal de projets de ce côté-là, puisque les textes ne
sont qu’à l’état de papier, et qu’ils peuvent maintenant commencer
à faire leur chemin et à vivre.
Par ailleurs je traduis des pièces de théâtre et des nouvelles,
généralement de l’anglais. C’est un peu la même démarche que pour
écrire, à ceci près que les idées de base sont élaborées par
quelqu’un d’autre : mais le processus de recherche des mots (et
d’écriture proprement dite) est vraiment le même. En tant que
directeur artistique de Tonicity, j’écris aussi des articles sur
le web à propos de la vie culturelle et des sorties à Paris
(http://www.joueb.com/paris/). Et pendant ce temps, j’ai un projet
de « roman » que j’ai entrepris l’année dernière, et qui progresse
doucement. J’espère que je pourrai bientôt vous en dire plus !