Benito Cagnoli, l'oncle américain



Parmi les enfants du marin Andrea Cagnoli (1764-1839), "Benedetto" a une place à part. Le frère aîné Giuseppe est né à Nice en 1790, avant l'occupation. Le puîné Serafino est né en exil, à Gênes, pendant la guerre de 1792-1796. Benoît, par contre, est de la génération de Pepin Garibaldi : ils est né français, n'a pas connu l'ancien régime, ni la guerre dans le Comté : son identité s'est construite sous l'Empire napoléonien. En 1814, le départ des Français, l'arrivée du monarque absolu Victor-Emmanuel de Savoie et les purges antirépublicaines ont dû lui paraître injustes et oppressifs.

Antoine est né le "20 pluviôse an VII de la République française" (8 février 1799), Cécile le "11 nivôse an IX" (1er  janvier 1801). Benoît naît le "25 nivôse an XI" (15 janvier 1803).
Michele Andrea et son épouse Maria (née Dassori) tiennent tout de même à faire baptiser tous leurs enfants, y compris sous l'occupation : c'était le cas pour Antoine le 28 février 1799 (vingt jours après sa naissance) et pour Cécile le 18 janvier 1801, dans des circonstances un peu compliquées en raison de l'anticléricalisme ambiant, respectivement vingt et dix-sept jours après leur naissance. Sous le Concordat, Benoît reçoit le baptême à son tour, en l'église Saint-Jacques-le-Majeur, le "28 nivôse" (18 janvier).
Après avoir logé dans la "rue des Marins" (1801), la famille réside alors rue de la Poissonnerie (1803), où se trouve l'ancienne église paroissiale, qui n'est plus en état depuis qu'elle a été transformée en dépôt de sel par les Français dès leur arrivée. La nouvelle paroissiale se trouve maintenant un peu plus loin, dans la rue Droite : il s'agit de l'ancienne église des jésuites.

     
Le contexte historique à Nice : Napoléon Bonaparte, Premier Consul puis Empereur des Français jusqu'en 1814 ; Victor-Emmanuel de Savoie, roi de Sardaigne jusqu'à son abdication en 1821 ;
Charles-Félix de Savoie, son successeur jusqu'en 1831 ; Charles-Albert de Savoie-Carginan, roi jusqu'à son abdication en 1849.

En 1814, la restauration du royaume savoisien de Sardaigne rétablit un ordre ancien que Michele Andrea et Maria connaissaient bien, mais qui n'a rien de familier pour les jeunes gens de la géneration de Benoît.

Lors du deuxième recensement de la population des États-Sardes, en 1822Benedetto, 19 ans, vit chez ses parents. Il est "acconciatore di cuoi", c'est-à-dire mégissier, tanneur de peaux.


 
L'atelier du mégissier dans l'Encyclopédie de Diderot.

Après ce recensement, à Nice, on perd la trace de "Benedetto Cagnoli" (par contre, sa soeur Cecilia fait baptiser sa fille née sans père le 8 juillet 1826).
À cette époque, il devrait être appelé par l'armée sarde (vers 1823), pour remplir son service militaire d'une durée totale de 20 ans : 12 ans sous les drapeaux (par périodes discontinues) + 8 ans de disponibilité en cas de guerre.
En tant que fils et petit-fils de marins, il serait logique que Benedetto soit enrôlé dans la Marine sarde (comme ce sera le cas quatre ans plus tard pour Garibaldi - peut-être même vont-ils faire connaissance dans ce contexte).

Or un "Benoît Cagnoli" du même âge apparaît peu après en Amérique, et plusieurs indices (liens avec Nice, prénoms des enfants...) laissent penser qu'il s'agit bien de la même personne.


https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/f/fe/Flag_of_Uruguay.svg/320px-Flag_of_Uruguay.svg.pngMontevideo 

En Amérique du Sud, après un conflit entre l'Argentine et le Brésil, un nouvel État souverain se forme en 1830 autour de Montevideo : la República Oriental del Uruguay.
Cette jeune république du Nouveau Monde va devenir aussitôt une destination naturelle pour les émigrants d'Europe latine, que ce soit pour chercher fortune ou pour échapper à la justice.
En particulier, au moins 20 000 immigrants arrivent des États-Sardes (Nice, Piémont, Ligurie) au cours des deux premières décennies (1830-1840), ce qui constitue la première vague d'"immigration italienne" en Uruguay. De fait, suite aux mouvements insurrectionnels survenus en Europe en 1830, le roi Charles-Albert commence son règne par une série de sévères répressions à l'encontre de tous les sujets qui seraient tentés par des idées libérales.

Dans ces années 1830-1840, justement, un "Benoît Cagnoli" et son épouse "Annerésident à Montevideo et donnent naissance à plusieurs enfants, notamment : Michel vers 1837 (Michele était le premier prénom du père de Benoît, le marin Michele Andrea, ainsi que le prénom du grand-père de celui-ci), Clémentine vers 1838-1842, Henri le 15 mars 1847, et probablement Jean.
De père
 immigré, ces enfants sont tous vraisemblablement de citoyenneté sarde.
Cela dit,
l'identité d'Anne/Anna demeure assez mystérieuse. Selon les actes, son nom de famille s'écrira Ribeaud (1879 à Nice française), Rivao (1879 à Marseille), Reibau (1884 et 1910 à Marseille), Robaudy (1902 à Nice)... Peut-être se sont-ils rencontrés et mariés à Montevideo (c'est le plus probable). Ou bien ils ont pu se marier dans une commune rurale du Comté de Nice (il n'y a pas de traces de ce mariage en ville) et émigrer ensemble, ou encore se rencontrer à Nice, émigrer ensemble et se marier en Amérique...
Bref.
Si l'estimation de la naissance de Michel est juste, Benoît et Anne habitent déjà à Montevideo lorsque éclate la Guerra Grande en 1839.

Au cours de la seule année 1835, 84 navires sardes accostent à Montevideo, soit un tous les quatre jours en moyenne. Leur chargement représente alors environ 20 % du fret qui transite par ce port.

Guerra Grande (1839-1851)

Illustration.  
Fructuoso Rivera, 1er président constitutionnellement élu, fondateur du Partido Colorado (soutenu par les Brésiliens, les Français, les Britanniques et les volontaires italiens) ;
son adversaire Manuel Oribe, président de 1835 à 1838, leader des Blancs (soutenu par les Argentins).


Une partie des enfants de Benoît et Anne naissent pendant la guerre, notamment Henri sous le Grand Siège de Montevideo.
 

Un autre Niçois en exil arrive en Uruguay en 1841 : Giuseppe Garibaldi. Condamné à mort en 1834 comme traître et déserteur pour avoir ourdi un attentat avorté contre la monarchie pendant son service militaire dans la marine sarde, il a erré quelques années en Méditerranée avant d'embarquer à Marseille, sous une fausse identité, à destination de Rio de Janeiro. En 1839, dans le sud du Brésil, il a rencontré Anita. Ils se marient en 1842.

Le 10 avril 1843, pour s'engager aux côtés des insurgés, Garibaldi forme la Legione italiana avec les immigrés italiens de Montevideo (500-700 hommes) : c'est la naissance des camicie rosse.
La légion de Garibaldi se distingue notamment dans la bataille de San Antonio (8 février 1846), qui marque un pas décisif vers la victoire des Colorados.

     https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/26/Giuseppe_Garibaldi_at_the_battle_of_San_Antonio....jpg
Uniformes et drapeau de la légion italienne. - Bataille de San Antonio.

En 1848, séduit par les réformes démocratiques finalement entreprises par Charles-Albert et encouragé par l'amnistie accordée aux exilés politiques, Garibaldi embarque pour les États-Sardes en compagnie de 62 légionnaires (Anita et les enfants le devancent).
   https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/7/72/Anita_Garibaldi_Photo_BW.JPG/157px-Anita_Garibaldi_Photo_BW.JPG     
Anita Garibaldi (née Ana Ribeiro) dans les années 1840. - Garibaldi regagne l'Europe en 1848 à bord de la Speranza.
 
Anne et Benoît ne suivent pas les Garibaldi : le
8 mars 1854, ils ont encore une fille à Montevideo, Jeanne Héloïse, sans doute de citoyenneté sarde comme ses frères et soeur(s).
Michel a alors environ 17 ans ; Clémentine, 12-16 ans ; Henri, bientôt 7.


La marine marchande des États-Sardes assure des liaisons entre Gênes et le Rio de la Plata (un exemple d'annonce dans L'Avenir de Nice en 1855).

En 1860, les Niçois de l'étranger deviennent-ils automatiquement français ? Sont-ils invités à choisir entre France et Italie ?
 

Commerce transatlantique  

À Montevideo, Benoît fait du commerce avec la France.
 
 
À un moment donné, Clémentine est arrivée en Europe et s'est établie à Nice.
Peut-être son grand frère Michel est-il arrivé avec elle.

Clémentine est muette (de naissance ? ou traumatisée par son enfance sous le Grand Siège de Montevideo ?).
En 1872, la population de Nice est recensée : couturière âgée de 34 ans, elle réside au 2 rue Sainte-Rosalie [aujourd'hui un tronçon de la rue Benoît-Bunico], chez la famille Sachieri.
 
 
En 1877, le tribunal de commerce de
Montevideo juge une affaire où Benoît a été victime d'abus de confiance de la part d'un capitaine de la marine marchande (années 1869-1874). Il se présente alors comme un "père de famille dans la misère" :

Affaire Cagnoli-Esteves en 1877, soumise au tribunal de commerce de Montevideo :

Juzgada de Comercio

Montevideo, Agosto 27 de 1877
Tengo el honor de acusar recibo á V. E. del oficio que me ha dirijido, adjuntando áeste Juzgado, cópia y traduccion de las notas cambiadas con la Legacion de Francia, con motivo del incidente ocurrido con el Capitan (...) Francisco Esteves (...)

(TRADUCCIÓN)
Legación de Francia en Montevideo.
Montevideo, Julio 24 de 1877.
Sr. Ministro:
   Tengo el honor de enviar á V. E. rogándole me lo devuelva, el expediente adjunto, que me dirije un francés Sr. Cagnoli Benoít. Ese expediente se compone: l.° de la reclamacion del querellante a esta Legacion; 2.° del escrito presentado por el mismo al Señor Juez del Crimen de la la Seccion: 3.° de la resolucion negativa de ese Juez; 4.° de una cópia auténtica de un titulo de depósito firmado por el Sr. Esteves á favor del Sr. Cagnoli, base de la accion (...)
   Resulta, en efecto, de una nota tomada en la oficina de Trasferencias, que esas ventas fueron hechas el 6 de Agosto y 4 de Setiembre de 1869, por 16,900 $ de Deuda Franco-Inglesa y el 11 y 14 de Setiembre del mismo año, por 12,500 $ de Deuta Interna.
   Como consecuencia de este abuso de confianza Cagnoli está en la mas espantosa miseria, sin que le sea posible obtener del Juez del Crimen satisfaccion contra el Sr. Esteves.
   Invoco en favor de este desgraciado padre de familia, todo lo que la alta posicion de V. E. le permita hacer en obsequio de la justicia y de la humanidad.
   Acepte, Sr. Ministro, la nueva seguridad de mi alta consideracion.
            Julio Doazan.

A.S.E. el Sr. Dr. D. Ambrosio Velazco, Ministro de Relaciones Exteriores. Montevideo. Legacion de Francia en la República Oriental del Urugnay.


Peut-être Anne est-elle déjà morte (d'où le "père de famille dans la misère"), ou bien elle meurt vers 1878. Elle n'aura donc peut-être jamais (re)vu le Vieux Continent.
Benoît rentre alors en Europe, provisoirement, avec les enfants.
 

Séjour à Marseille 

Benoît a emmené en Europe au moins quatre enfants (les deux aînés sont sans doute arrivés à Nice lors d'un voyage antérieur) :
Les garçons participeront aux activités commerciales de la famille.

En 1878 et 1879, Benoît réside à Marseille, au 2 rue de Rome [ci-contre]. Il
est rentier.
 

À Nice, Clémentine la muette meurt le 1er mars 1879, au 4 rue Centrale, célibataire et sans profession, isolée, à l'âge de 37 ans.
 

Pendant ces années marseillaises, le 28 juin 1879, Benoît marie sa fille Jeanne Héloïse à un commis de 37 ans, lui aussi domicilié rue de Rome, né en Uruguay (à Cerro Largo) et fils de négociants. La mère de cet homme, veuve, réside alors à Nice.
Jeanne Héloïse et son mari ont bientôt une fille (née à Marseille le 2 avril 1880).

En 1880, Benoît a déménagé non loin de là, au 12a rue Dragon.
   
Mais en 1881, il ne figure plus dans l'annuaire marseillais : maintenant qu'il a placé (une partie de ?) ses enfants américains à Nice et à Marseille, il est retourné à Montevideo.


Retour en Uruguay 

En 1884, Benoît est domicilié à La Paz (la colonie piémontaise fondée en 1858 ? ou, plus probablement, la banlieue de Montevideo fondée en 1872 ?).
"Benito" mourra sans doute en Uruguay, où il laisse apparemment des descendants. En particulier, un Jean Cagnoli sera mentionné sur l'avis de décès d'Henri en 1910.
 

Montevideo et ses environs sur une carte de 1881.
 

La descendance en Europe et en Amérique

 
Michel s'est établi à Nice. Était-il déjà là avec sa soeur dans les années 1870 ?
Peut-être est-ce lui qui figure brièvement au 34 rue Gioffredo dans l'annuaire de 1885.
 
Henri reste à Marseille. Savonnier, il s'y marie le 8 juillet 1884 avec une certaine Adèle Henriette Espiard, Ardéchoise de 44 ans (Benoît envoie son consentement via le consulat de France à Montevideo). 
 
Michel, employé de commerce, meurt célibataire à l'âge de 65 ans, le 5 avril 1902, à l'hôpital civil de Nice.
 
1902 est l'année du 4e pèlerinage à Caprera en l'honneur de Garibaldi. L'image de propagande ci-contre illustre en quelque sorte les aventures de cette page, entre États de Savoie, France et Uruguay.

Henri, courtier, meurt à Marseille le 19 octobre 1910 (50 rue Puvis de Chavannes). Sa veuve le suivra le 28 mai 1926.

Entre-temps,
Jeanne Héloïse a quitté Marseille (avant ou après la mort de son mari). On la retrouve ensuite en Argentine, à Bahía Blanca (en 1910, elle est veuve et élève ses enfants).


Avis de décès d'Henri en 1910 (Le Petit Marseillais).                                                                                                    





En 1910 : Jean à Montevideo, Héloïse à Bahía Blanca.
Jean est apparemment le seul de la lignée à perpétuer le nom en Amérique. A-t-il des descendants ?


Sources :
Archives départementales des Alpes-Maritimes
Archives départementales des Bouches-du-Rhône
L'indicateur marseillais, Marseille, 1878-1880.
Memoria del Ministerio de relaciones exteriores, Montevideo, 1879, pp. 189-190.
Pompeo SERTORIO, "L'argentina e la regione del Plata dal XVI al XIX socolo", in Desiderio Sertorio, Vele sarde nel mondo 1838-1854 - Un ligure per mare con la marina sarda, Tigullio, Santa Margherita Ligure, 1997.

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