Uuno Kailas
Les
navigateurs
1925
(Extraits)
Prière
Laisse-moi voir ton visage de près, ô Vie.
Accorde-moi de le toucher de mes yeux.
Car je l’aime,
quand bien même il serait laid.
Nourris-moi du feu de ton souffle, ô Vie.
Passe à travers ma bouche et à l’intérieur de mes
narines.
Car l’homme que le déluge inextinguible de la vie
n’emporte en voyage dans la mer éternelle,
celui-là n’est que de l’eau stagnante
et pourrit.
Instruis-moi, ô Vie,
pour que je sache t’ouvrir mon cœur
lorsque tu parles en un buisson ardent.
Car ta voix est des cœurs la mort et la vie.
Il n’est pas de pitié pour ce cœur
que tu crucifies de ta propre main
ou qui est écrasé sous ta semelle de fer :
car ce cœur n’en peut plus.
Pauvre cœur,
mille fois : pauvre cœur,
qui jamais ne te goûta, ô Vie,
nourriture délicieuse des asticots de Dieu.
I
(Fantaisies
enfantines)
La pente de luge
La voûte céleste est une grande pente de luge.
Et le soleil est assis sur une luge dorée.
Et la neige jaillit
et dégringole sur la terre
en brillants rayons.
Et le soleil mène sa luge derrière la forêt
obscure.
Et le soleil rentre à la maison
quand il en a assez du jeu.
Le ciel est sûrement une pente de luge très amusante,
puisque le soleil dévale la pente chaque jour.
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Akseli Gallen-Kallela
(détail)
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Les mots
Il existe beaucoup de mots.
[Les mots sont vivants]
et moi je peux les voir.
Les uns sont laids et les autres sont beaux.
Mère est un mot très gentil — le meilleur mot.
Il a la saveur de nombreux baisers.
Père aussi est un bon mot,
mais il s’y accumule parfois de l’orage
et alors mieux vaut aller
en cachette derrière la porte.
Été est un mot très chaud
et il se trouve chaque matin
dans l’herbe et dans le tas de sable.
Monde est un mot très grand
qui ne peut tenir dans le cerveau.
Martinet est un mot cuisant et odieux.
L’homme a également beaucoup de mots vides.
Des mots incompréhensibles.
Comme péché et mort,
qui ne veulent rien dire.
Mais il faut quand même en avoir peur.
Douce conclusion du Notre Père
Père et moi nous disons : « Notre
Père »…
Alors tu dois être bien vieux, Dieu,
puisque tu es aussi le père de mon père.
Tu es sûrement aussi très bon,
car des gens vraiment très vieux
comme grand-mère et grand-père
sont bien bons avec les petits enfants.
Sans doute aussi que tu fumes une longue pipe
comme grand-père ?
Et sûrement que tu as de bonnes poires
dans ton paradis.
Là-bas il n’y a plus de serpents ?
Quand je serai mort
et que je serai devenu un petit ange,
tu me prendras sur tes genoux
et me raconteras de belles histoires.
Les sots et les sages
Je ris du soleil.
Lui aussi rit de moi.
Il rit comme maman.
Il est sot de rire du soleil.
Papa et maman et tonton et tata
ne rient jamais de lui.
Car ce sont de grandes personnes.
Et les grandes personnes sont sages.
Et les sages ne peuvent rien voir.
Les sages ne peuvent rien comprendre.
Les sages ne connaissent pas du tout le soleil.
Mais moi je suis sot
et je ris du soleil.
Je pense même, soleil,
que toi aussi tu es sot.
Nous nous rions des sages, soleil.
II
Adagio
Un instant sans limites
mystérieux et profond tel le cœur de la mer.
Et le bonheur l’habite
comme le grain qui gonfle au-dessous de la terre.
Je regarde tes yeux,
ah, il semble que ces secrets prennent conscience
et que s’ouvrent en eux
soudain les portes des limbes de l’existence.
Ainsi de mes yeux las
— comme si j’eusse bu soleil et océan —
ainsi, cœur plein à ras,
jadis je ne voyais, et n’étais point content.
Cet instant régénère,
il sème en notre sein le meilleur de nous-mêmes
et le grain tombe à terre
de même que l’été qu’en nos vies le ciel
sème.
[Soir d'été]
Tiens, ma douce, elle est bien lasse,
l’aile de l’oiseau-nuage.
Là le soir à pas de chat
se glissait dans les feuillages.
Il se cache, un tour en tête,
et puis vers nous il revient.
C’est un magicien. Mais moi
je suis aussi magicien.
J’ai volé aux branches d’arbres
une poignée de leur souffle,
à tes joues le crépuscule,
les papillons à ta bouche.
Il nous a pourtant joué
un tour, le Soir, victorieux :
car en secret, toi et moi,
il nous sépara tous deux.
La version originale s'appelait « Tour de magie d'un soir
d'été ».
III
Aux anciens
Nous ne vous craignons point :
jeunes nous sommes, mais
vos
os bientôt pourrissent.
Comment craindrions-nous de simples
ombres, qui
sur
nos chemins faiblissent !
Point ne vous haïssons : vous
remplîtes vos tâches,
et
nous vous aimons tels.
Être terre fertile est la tâche des
pères,
suc
de nos radicelles.
Point ne vous accusons : vous fîtes
bien ou mal,
vous
n’aviez d’autre choix.
Notre tâche est alors de laver le mal,
quand
vous
reposez sans voix.
Mais il est vain de croire votre épée
unique
et
votre gain acquis.
Et il est vain de croire qu’elle
durerait,
votre
heure, à l’infini.
Si pour nous repousser vous allez
empoigner
vos
sabres tout rouillés,
sachez que malgré tout au-dessus vont nos
pieds !
IV
Les navigateurs
L’abysse ouvre sous nous sa gueule de dragon,
ventre de l’Atlantique — nous allons sombrer.
La lune au pli d’un nuage fait des rayons
tel l’œil du diable. Notre dieu nous a quittés.
Et quelque chose en nous, comme un mât qui chavire,
nous coupe de nos racines comme un poignard.
La foudre frappe. Et le ciel sur nous se déchire.
De nos orbites vides nous fixons le noir.
Tous les marins sont fous, sur la nef de la vie :
l’orage mange leur tête comme un scorpion.
Chaque cœur est bientôt comme une steppe aride.
Et notre vie s’écaille ainsi qu’un clair poisson.
Comme enchaînés à la montagne en son versant
ainsi tendons-nous nos deux bras vers les cieux sombres.
Nous nourrissons des vers dans un corps pourrissant.
Et un vaisseau fantôme transporte nos ombres.
Uuno Kailas, Purjehtijat, 1925.
©
2004-2005, poèmes traduits du finnois par Sébastien
Cagnoli