Uuno Kailas

Face à face

poèmes

1926


(Extraits)




« Quand il aperçoit les êtres qui se détruisent les uns les autres, toute jeunesse qui se fane, toute vigueur qui fléchit, tout génie qui s’éteint, quand il voit face à face la volonté qui décréta toutes ces sombres lois, plus que jamais il jouit de savoir et, rassasié de cette vérité, il est formidablement heureux. »


    Auguste Rodin
La citation est extraite de L’Art, entretiens réunis par Paul Gsell, 1911 (fin du chapitre II, intitulé « Pour l’artiste, tout est beau dans la nature »).

Ode du voyageur


Ode du voyageur

De chaque côté tu as un foyer :
le berceau de l’un, de l’autre la tombe.
Dans l’inconnu ton voyage te mène
                       de l’un à l’autre.
 
Pourtant tu aspires à t’envoler
des doigts de ta mère la Providence
vers les nuées où tes battements d’ailes
                       t’ouvrent la voie.
 
Alors tu sais que tu erreras seul,
tout le reste est dans les doigts de ta mère.
Avide, tu veux diriger ton vol
                       vers le lointain.
 
Ce que ton œil devine à l’horizon,
la fin des terres, les steppes des mers,
les montagnes d’astres — tu veux les voir
                       tout près de toi.
 
Sans crainte envole-toi vers les nuages :
tu vas sentir toutes les sensations !
Ta voie n’est qu’un empan, mais elle passe
                       dans l’inconnu.
 
Sous le charme de la flûte de Pan,
si tu consens à un bosquet d'été,
à la source étreindrais le cou de cygne
                       d'une enfant rieuse…
 
mais pas pour longtemps : car tu es pressé.
Le tambour et les flèches de l’orage
te font repartir : tout ton sang s’enflamme
                       d’instinct guerrier.
 
Voici venir un profond tourbillon.
Tu vas sentir les gouffres du tourment,
les petits plaisirs du soleil, la paix
                       de la défaite.
 
[Là tu vois beaucoup d’ossements humains.
Les peaux furent rongées par la chaleur
ou par les prédateurs. Un serpent rampe,
                       qui sort d’un œil.]
 
Tu regardes alentours : des déserts.
Isolé, tu écoutes le silence.
Et pour la première fois tu te vois,
                       toi, face à face :
 
des déserts là aussi, et le silence ;
les pas ne sont plus que taches de sang ;
sur toutes choses le soleil se couche :
                       œil de la Mort.
 
Des ailes poussant sans crainte en nuées,
bientôt tu seras aux doigts de ta mère !
Ta voie n’est qu’un empan, mais elle va
                       dans l’inconnu.

Akseli Gallen-Kallela, Conceptio artis (1894)
La strophe en gris a été retirée par Kailas en 1932.

Visage couvert


Soir

Je vois des mâts redescendre les voiles.
Au delà de la muraille inégale
déjà la lueur du soleil décroît.
Un nuage affamé le prend pour proie.
 
Tel un oiseau, il survole la terre
la gorge tendue et le bec ouvert
comme pour capturer l’astre enflammé,
luciole de la nuit, et le gober.
 
Et les joncs de la berge sont fauchés.
Je vois l’eau maussade aller se cacher
comme une étrange prunelle sans cils
sous la terre du soir sombre et hostile.
 
Et le vent flotte en son dernier espoir
et ses ailes bientôt le laissent choir
comme une idée qui dans sa course blême
va par trop loin — et a peur de soi-même.


Visage couvert

Souvent je vois un homme en rêve
qui couvre son visage —
de la main qu’en silence il lève
il couvre son visage.

— Que craint-il donc, et que fuit-il,
pour couvrir son visage ?
Voit-il quelque vision hostile
et couvre son visage —

ou est-ce par peur de son âme,
qu’il couvre son visage — ?
Blafard, jamais il ne s’exclame,
mais couvre son visage.

[Il est mon ombre, homme nocturne et fade,
qui couvre son visage.
Sur qui pèse le joug d'un sentiment coupable
couvre son vrai visage.]

La dernière strophe ne figurait pas dans l'édition originale.

Rêve

Comme les bras d’un homme mort
les branches des arbres sont sèches,
tels des linceuls couvrant des corps
nagent des nuages de neige.

C’est un vallon, désert suprême,
où gisent nombre d’ossements.
D’un cheval noir, d’un homme blême,
sur la route l’ombre s’étend.

L’homme a l’obscur teint de la tombe.
Et puis — dieu ait pitié de lui —
sur la route il croise un enfant
qui prend peur et bientôt s’enfuit.

Mais l’homme blême lève un bras :
voici son ombre sur la lune.
Et l’ombre atteint aussi l’enfant,
lequel à un arbre se pend…


Spleen

Ainsi s’embrasent puis s’éteignent les journées,
mais toujours leur substance est mangée par un ver.
Comme des fruits véreux la nuit les fait tomber
de l’arbre de la vie à tort et à travers.
 
Chaque printemps ton désir à nouveau fleurit,
chaque nouveau regard embrase ton sourire.
Mais le tourment égratigne ton cœur meurtri,
toujours la même insatisfaction te déchire.
 
Ta langue ne dit mot, et ta vie est fort piètre,
tu es un galérien qui ne rechigne à rien,
et chaque jour tu nies l’essence de ton être,
mais jamais, non, jamais tu ne brises tes liens.
 
Et ton âme est comme une taupe solitaire,
qui n’ose pas lever vers le soleil son nez,
mais ne peut posséder la beauté de la terre,
quoique s’embrasent puis s’éteignent les journées.


L'ange

Sur terre est venu le plus beau des anges
pour être ici-bas mon consolateur.
Dorénavant je suis un être humain :
par lui me sont données toutes faveurs.

[Vers lui volent les chants et les louanges
comme de petits oiseaux insoucieux.
Le corps de l’ange est pareil à une âme
et son âme en tout point semblable aux cieux.]

J’aime. Et bientôt je m’éveille à la vie
depuis la terre où j’étais somnolent.
Alors contre son épaule fragile
je repose ma tête en sanglotant.

Akseli Gallen-Kallela, Rêve (détail)

Dans l'édition originale, les deux distiques du second quatrain étaient intervertis.

La porte avide

Tu as fermé le battant de la porte,
derrière elle tu m’as laissé.
La porte est cruelle, elle est grande et forte.
La porte, elle t’a avalé.
 
Tu es parti en emportant le jour.
A présent je suis malheureux.
L’obscurité d’automne dans la cour
ressemble à un chien ténébreux.


Tu étais partie…

Tu étais partie. Parties tes caresses.
Je suis resté longtemps désemparé,
j’allais tel un pâtre effrayé sans cesse
qui tout un troupeau d’ombres garderait.
 
Tu es revenue auprès de mon cœur
comme l’oiseau revient à sa volière.
Mon cœur par ton chant s’éveilla sur l’heure
comme le ciel qui n’a pas de frontières.


Les filles des dieux

Maintenant sont venus les jours
où les filles des dieux marchent avec les hommes.
Les filles des dieux ont des corps humains,
mais leur âme n’est pas liée au corps.
Les filles des dieux nouent des fils, des fils
tendus du ciel au corps.
Les filles des dieux lavent les âmes de leurs mains pures.
 
Tous les yeux ne discernent pas,
toutes les oreilles n’entendent pas,
tous les cœurs ne sentent pas
les filles des dieux.
 
Les filles des dieux cachent leur visage aux inconnus,
les filles des dieux parlent bas,
les filles des dieux ne font qu’une chose :
elles aiment.


Le fanal de la destinée

Il était pâle comme un mort,
et de visage disgracieux.
Pourtant c’était un météore :
il banda son arc lumineux
 
par-dessus ma route étriquée,
où je marchais seul vers la nuit,
lui, fanal de la destinée,
— sur moi le ciel sans fin s’ouvrit.
 
Il venait d’un pays lointain,
lui, dans notre monde égaré,
le Pur. La fange du chemin
n’avait pas souillé son soulier.
 
D’où fuyait-il, pourquoi, où ça,
« Phantasia », voguant en croisière ?
— Sur mon chemin l’astre passa :
sur moi luit toujours sa lumière.


Troubadour


Été

Les tiges du chemin, les bordures, les berges,
se couvrent de la neige du cerfeuil des prés.
Au loin se dressent les fumées bleues des montagnes.
Et les fermes sommeillent en bord de forêt.
 
Et sous les saules des marais aux dos courbés
infuse goutte à goutte l’eau de la rivière.
Et quelque part au sud, d’une voix cristalline,
un berger crie pour rassembler ses bêtes fières.
 
Déjà l’on peut entendre la pluie délicate
comme des moustiques bruissant dans un buisson.
Comme un enfant je souffle en un essaim de plumes
les boules blanches de flocons des dents-de-lion.


Dans la roseraie

Sous les nuages, neiges éternelles.
Telle sous la paupière la prunelle
le soleil se cache. Et l’ombreux rivage
dans un tressaillement
attend l’orage.
 
Surgit le vent, qui laboure la terre,
on dirait que des champs pollinifères
une fumée s’élève en progressant —
que dans la roseraie
il pleut du sang.
 
Les pétales voltigent sur nos fronts,
trop mûrs pour résister — nous frémissons,
nous frémissons mais nous ne parlons point,
nos yeux de prédateurs
clignant de faim.


Troubadour

J’ai veillé dans mon lit toute une nuit sans âge,
puis vient l’aurore aux rayons blancs.
Je m’en fus chez toi, mon aimé, pèlerinage
de mes songes les plus troublants.

Ils sont arrivés là pareils à des sultans,
princes d’orient sur leurs coursiers,
ils s’en furent chez toi, mon aimé, vaillamment,
en caftans rouges jusqu’aux pieds.

Sur ton mol matelas fait de duvet d’eider
ils t’ont trouvé dans la nuit pâle.
— Comme tes boucles noires lançaient mille éclairs !
quel parfum sur ta peau d’opale ! —

Et sitôt qu’ils t’ont vu, tombant en prostration
ils ont dit des mots insensés,
leurs lèvres rouges murmurant avec passion,
ils t’imploraient d’yeux assoiffés.

De leurs bras chauds de fièvre, ils ont enveloppé
tes délicates jambes fines,
de leur bouche inassouvissable ils ont cherché
la tienne bouche, et ta poitrine.

Épuisant dans tes bras leurs forces sans partage,
tu leur offrais de se pâmer. —
J’ai veillé dans mon lit toute une nuit sans âge,
au côté de mon bien-aimé.


Les bras ardents

La vie, je veux ici croquer ses fruits,
de mes dents jeunes, comme tes bras tendres !
Comme sur le corps fatigué des flots
la volupté sur mes membres s’enfuit ;
je veux la consommer sans plus attendre.
 
Dans mes yeux luit la lueur du soleil,
qui corrode ton image aurifère :
ta peau est dorée comme un fruit bien mûr,
et ton corps s’épanouit à merveille
tels au printemps les bourgeons et la terre.
 
Nous aimons cette vie et franchissons
toutes frontières en dépit des règlements ;
printemps et jeunesse, vin et amour
sont des poisons dont nous nous délectons,
et dans l’ivresse nos bras sont ardents.


Petit chant du péché

Entre mes draps, ma petite enivrante,
s’est glissée ta nudité.
Notre péché me revient quand je chante,
je ne nie pas sa beauté.
 
Et jour et nuit, sous mes yeux au repos,
j’aperçois encor tes hanches,
ton sein me manque, et l’éclat de ta peau,
et le péché, mon cher ange.
 
Et toujours, lorsque tu es près de moi
et que je baise ta bouche,
il me semble me baigner avec toi
dans le saint Gange aux eaux rouges.
 
Ton corps purifie, miséricordieux :
du péché c'est la beauté.
Entre mes draps de lit, fille de dieu,
s’est glissée ta nudité !

Akseli Gallen-Kallela


Dans un petit pays

Frontière trop étroite. On ne peut faire un pas.
Chacun envahit l’autre des pieds et des dents.
Rancune et envie derrière l’huis du voisin,
tapies comme des chiens, happent les ossements.
 
Des barrières partout. Sur la porte, une enseigne :
« Cet espace est le mien » et « Retourne où tu fus ! »
Pour chacun ils mesurent l’air en pouces cubes :
tiens, respire ceci… et ne respire plus !


Le rat

(À un fanfaron)

De tes lèvres tu sèmes ces mots sur ta route :
« Belle est la vérité, véridique le beau. »
 
Mais vérité souvent de beau se nourrit trop —
rat qui de tes gâteaux laisse de belles croûtes !


Noli me tangere

Ma rancœur est une cataracte de mousse
sur le cristallin trouble d'un étang profond :
en poisson prédateur, la haine aux dents tranchantes
sous la face de mon esprit est en faction.

Venez, montés à bord de vos pensées d'écorces
ramez sur mon esprit, au large de mes sens.
Seul celui qui sait bien barrer voit eaux limpides,
lueur bleue de l'azur et stellaires brillances.

Mais quand toujours avec ses filets fallacieux
l'homme avide de proies arrive pour pêcher,
qu'il prenne garde à soi : il va bientôt sentir
les dents du requin jusqu'à la moelle percer !


Création


Création

                    (Pour les 60 ans de Jean Sibelius)

La création subsiste. Et sur les eaux profondes
le Souffle continue. Dans le noir il chemine.
Un vide désert et profond, comme un dormeur,
de son souffle s’éveille et revient à la vie.
 
Ce qui Est continue toujours de batailler,
à chaque instant, partout, contre Ce qui n’Est Pas.
Et par-derrière tout, où rien n’a d’existence,
dans la poussière il voit déjà Ce qui Sera.
 
À chaque instant il avance en faisant un pas,
à chaque instant il conquiert un monde nouveau.
Il est rempli de renaissance et de victoire,
et il pose le pied sur le dos de la Mort.
 
La création subsiste. Et sur les eaux profondes
le Souffle continue. Dans le noir il chemine.
Des traces de ses pas naît une voie lactée,
et ce sont des soleils qu’il sème de ses mains.


[La mort d'un génie des bois]

(En apprenant la mort d’Eino Leino)

La bête en son val fila, léchant les plaies de son ventre,
fusillée par un trappeur — le Destin — voilà longtemps ;
la bête en son val fila, dans la paix du val mourante.
Puis un trait rouge resta : sillon laissé par les pas

sillon laissé par les pas que l’ours lui-même avait faits
lorsqu’il contournait le bois au pied des monts de Turja
dont les plats sommets dans le ciel nuageux se mouillaient.
Son regard au loin vers la mer brumeuse navigua.

Son regard toucha la terre : un frémissement le prit,
surgirent mille brins d’herbe, et autant de champs de fleurs ;
et béni par son regard, tout alentour prenait vie :
mottes, nuages, forêts et ciel tintaient en douceur. —

Le génie des bois est mort ; le souvenir ne s’efface.
Au coin de chaque maison pleurent pépés et enfants.
Avec lui mourut peut-être des ours toute la race.
Aussi sont-ils en larmes, les sapins aux cheveux blancs.

— Non : le trait rouge resta là-haut sur le front du ciel !
Tiens, c’est là-bas qu’a jailli le sang de l’ours en lieu sûr.
Il n’est point mort en son val de ses blessures cruelles :
le sentier de la maison l’a conduit en mer d’azur.

Eino Leino, qui fut l’un des pionniers de la poésie en langue finnoise, est mort en 1926.
L’expression « le trait rouge » (punajuova) est inspirée d’un poème de Leino, « Elégie » (dans le recueil Gel, 1908) :

 
« Je le sais : la paixme sera donnée dans la terre.
La voie du chercheur, / la trêve lui est étrangère, 
quand parle le nord, / dans l'orage le jour s'abîme,
un trait rouge reste : / impuissant désir de sublime. »

La version qui figure dans l’anthologie de 1932 (sous le titre « Le trait rouge ») présente quelques variantes.


La caravane

Nous sommes des nomades, nés pour le voyage,
caravane arpentant la route de la vie.
Et à notre voyage ne vient point de fin,
que nous marchions sous le soleil ou dans la nuit.
 
Par-dessus la sableuse éternité blanchissent,
comme chaleur et oasis, les jours variés ;
nous rions, buvons et nous embrassons — ou bien
nous cernent de leurs crocs les tourments carnassiers.
 
Mais vers l’avant, au delà de tous les instants
un désir incessant pousse la caravane.
Non, à notre voyage ne vient point de fin,
et peut-être n’a-t-il d’autre but qu’un mirage.
 
Certes les pas des voyageurs un jour finissent,
tous chacun à son tour dormiront dans la terre.
Mais voici néanmoins que tous sont réunis,
même ceux que la marche a réduits en poussière.
 
Ce qui est le meilleur, qui est né de l’amour,
la vie que nous portions en nous de par la vie,
de notre cendre se sépare, et pour toujours
dans l’âme de la caravane encor respire.
 
Ainsi une génération escorte l’autre —
ils ont tous en commun la quête et le chemin,
les mêmes vues, le même désir du plus beau
et pour bâton de marche l’éternel Destin.
 
Nous sommes des nomades, nés pour le voyage,
caravane dont l’âme est d’un désir la proie.
Heureux celui qui croit ce qu’il y a de plus beau,
celui à qui un mirage montre la voie.
 
(Pour une célébration)



Magnus Enckell, Vesiväriluonnos Suomen Taideyhdistyksen adressiin

De profundis


Faim

Je mange de ton corps, et de ton sang je bois,
et il est bon de prendre part à ton repas.
J’apporte chaque jour ma faim auprès de toi —
la faim pourtant chaque jour ne me quitte pas.
 
Et quand je mange, alors ma faim ne fait que croître —
et dans ton plat règne toujours la profusion.
Je viens vers toi, fiévreux à la porte du cloître,
vacillant entre paradis et damnation.
 
Je suis une sangsue, que dévore la flamme,
il est en mes entrailles une vaste saignée.
Nuit de tous les péchés, pénètre encor mon âme —
puis viendra le matin du jugement dernier !


Bronze


Bronze

J’étais un homme autrefois,
de sang, d’os, de chair humaine.
De mon cœur je nourrissais
de l’amour et de la haine.
 
Des yeux je voyais la vie,
l'entendais de mes oreilles,
des mains saisissais la main,
riais, pleurais de mes lèvres —
 
jusqu’au jour où le Destin
m’a touché de sa baguette —
c’est ainsi que pour toujours
il a pétrifié ma tête.
 
De bronze austère et rigide
mon âme est enveloppée.
À présent je ne peux plus
ôter ce masque drapé.
 
Image, point ne suis mort :
au plus profond de moi bat
un cœur flamboyant encor —
mais son tourment se tient coi.
 
Je suis sphinx en pays vierge ;
auprès de moi les lions grondent.
Quand mille ans auront passé
parlera la bouche en bronze.
 

Vérité

Ces hommes-là ne te connaissent que fort mal,
qui chaque jour jurent ton nom à haute voix.

Tes ailes tu déploies sur le bois de la croix
et tournoies dans les cieux, aigle royal.


Le but de l’homme


Le but de l’homme

Pour l’être humain il n’est pas bon
— s’il n’est assez fort —
de tout sentir, voir et connaître :
devant lui le gouffre est profond,
un troll en garde les abords.
 
De la demeure de l’humain
beaucoup sont allés —
avec l’humain pour objectif :
fous, errant en bourbeux chemins
sous le charme des feux follets.
 
L’homme n’a qu’un but en partage,
— sache-le, mon frère —
être un homme en toute occurrence,
cheminer par le marécage
vers les sommets, loin des chimères.
 
Nombreux sont ceux qui en marchant
tombent, se relèvent.
Mais celui qui s’est égaré
dans son âme en épuisement,
ne peut plus se lever qu’en rêve.
 
Mon frère, le but est lointain :
au cœur de la mort !
que la fierté de l’homme soit,
même si le triomphe est vain,
de lutter pour ce vain effort.
 
Et la beauté, sœur de nos rêves,
nous montre la voie :
le cygne qui meurt en chantant,
la rosée des fleurs sur la grève,
la poussière d’or sous nos pas.

Magnus Enckell, Icare


En bateau

Cette dernière partie du recueil est consacrée à des poèmes étrangers choisis et traduits par Kailas. De par les thèmes des textes et la forme adoptée par Kailas en finnois, ils constituent avec le reste de Silmästä silmään un ensemble très cohérent.  Il me semble donc utile de les faire figurer ici.

Li-taï-pé

En bateau

Ainsi le bateau léger fend les flots
de puissants avirons, en compagnie
du son des flûtes d’or de jeunes vierges.
 
Les filles jouent, elles nous divertissent.
Un vin exquis écume dans les coupes,
et dans l’esprit s’enflamme l’allégresse.
 
Les immortels m’attendent, je suppose,
chevauchant tristement dans le lointain —
moi je vogue, insouciant, sur le bateau.
 
Les palais et châteaux, qui autrefois
surgirent sur ces collines désertes,
ont disparu, ils se sont effondrés.
 
Les sublimes paroles du poète
sont éternelles comme un monument
qui s’élève étincelant vers les astres.
 
Dans mon ivresse j’agrippe ma plume,
j’écris un chant digne d’un ouragan,
et les cinq monts sacrés sont ébranlés.
 
Je suis fier et joyeux, — et je me moque
de tous les dons bigarrés de ce monde :
ainsi que les feuilles des fleurs, ils tombent.
 
La puissance, l’honneur et la richesse,
le jour où j’y prendrai goût, on verra
le fleuve Jaune remonter son lit.


Il s'agit d'un poème de l’époque Tang (VIIIème siècle), traduit par Uuno Kailas à partir de sa paraphrase allemande publiée en 1907 par Hans Bethge (1876-1946) dans son anthologie Die chinesische Flöte: Nachdichtungen chinesischer Lyrik. Ce recueil, qui a eu beaucoup de succès (Gustav Mahler, notamment, y a puisé ses textes pour Le chant de la terre) était une anthologie de poèmes chinois inspirée de traductions antérieures. Dans la présente version, je m’inspire du texte finnois de Kailas et de la traduction littérale du marquis d’Hervey-Saint-Denys (1862).

Thou-fou

Complainte de l’épouse

Elle était seule en la vallée déserte,
la jeune épouse à qui la providence
avait accordé le don de beauté.
 
Elle dit : Bien que d’illustre maison,
j’ai pourtant connu mauvaise fortune
et dans le désert je cherche un abri.
 
Un grand malheur a détruit mon pays,
et a tué mes frères dans le sang,
eux dont la jeunesse n’était que luxe.
 
On ne m’a pas laissé prendre leurs corps,
pour que je puisse les ensevelir –
notre siècle est gouverné par la haine.
 
La vie est incertaine, tel le feu
du flambeau porté dans le vent. Adieu,
siècle tumultueux de mon époux !
 
Son cœur ne se soucie point de grandeur,
il n’y règne qu’un seul désir : tenir
dans ses bras quelque autre femme rieuse.
 
Déjà ses yeux sont émus par la grâce
d’une autre femme. Entendra-t-il jamais
le soupir de l’épouse délaissée !
 
Loin d’ici j’ai envoyé ma servante
vendre tous les diamants de mes bijoux :
ne reste que ma maison de roseaux.
 
Fragile est la maison. Je la répare
avec des guirlandes de lierre aux murs ;
le temps est froid, les habits sont légers.
 
Ma servante apporte des fleurs – fi donc !
Comme marque de mon chagrin, plutôt,
apportez-moi un rameau de cyprès.
 
Déjà le soleil se couche. Je cherche
à me protéger sous ces grands bambous
pour y passer la nuit froide et déserte.



C'est encore un poème de l’époque Tang traduit par Kailas à partir de la paraphrase allemande de Hans Bethge. Dans la présente version, je m’inspire du texte finnois de Kailas et de la traduction littérale du marquis d’Hervey-Saint-Denys (« Une belle jeune femme »).

Cecco Angiolieri

Quand je serais le feu

Quand je serais le feu, j’incendierais le monde.
Quand je serais le vent, j’emporterais vos biens.
Quand je serais de l’eau, je serais diluvien.
Et quand je serais Dieu : – gare à vous si je gronde !

Quand je serais le pape, alors ma joie profonde
serait de tourmenter l’âme de tous chrétiens.
Quand je serais le roi je ferais pour un rien
égorger mes sujets d’une main furibonde.

Quand je serais la mort, j’embrasserais mon père ;
quand je serais la vie, je serais loin de lui ;
et je ferais de même avec ma vieille mère.

Quand je serais Cecco – tiens, c’est ce que je suis,
je prendrais près de moi les plus jolies rosières :
et que le laideron offre à d’autres ses fruits !

S'i' fosse foco

S'i' fosse foco, arderei' il mondo;
s'i' fosse vento, lo tempestarei;
s'i' fosse acqua, i' l'annegherei;
s'i' fosse Dio, mandereil en profondo;

s'i' fosse papa, serei allor giocondo,
ché tutti ' cristiani embrigarei;
s'i' fosse 'mperator, sa' che farei?
a tutti mozzarei lo capo a tondo.

S'i' fosse morte, andarei da mio padre;
s'i' fosse vita, fuggirei da lui:
similemente faria da mi' madre.

S'i' fosse Cecco com'i' sono e fui,
torrei le donne giovani e leggiadre:
le vecchie e laide lasserei altrui.


Cecco Angiolieri (v.1260-v.1312), poète siennois. Kailas présente son travail comme une libre « adaptation » du sonnet. Je m'appuie ici sur l'original italien, avec la même liberté que Kailas.

Heinrich Heine

Le chevalier Olaf

I
 
Devant le dôme sont deux hommes,
Revêtus de tuniques rouges,
Et l’un n’est autre que le roi,
Et le bourreau est le second.
 
Et au bourreau parle le roi :
« J’entends au chant de la prêtraille
Que déjà prend fin le mariage –
Prépare donc ta bonne hache. »
 
Carillon et tumulte d’orgue,
Et le peuple afflue de l’église ;
Parmi la foule colorée,
Les mariés parés d’ornements.
 
Soucieuse et pâle comme un mort,
Telle est du roi la jolie fille ;
Sire Olaf est brave et joyeux ;
De sa bouche rouge il sourit.
 
Et souriant de sa bouche rouge
Il parle au sinistre monarque :
« Bien le bonjour, mon chère beau-père,
Aujourd’hui ma tête t’échoit.
 
Je dois mourir – Ô, laisse-moi
Vivre jusqu’à minuit encore,
Pour que je célèbre ma noce
Qu’on boive et qu’on danse aux flambeaux.
 
Laisse-moi vivre, laisse-moi,
Jusqu’au fond de l’ultime coupe,
Jusqu’au bout de l’ultime danse –
Que je vive jusqu’à minuit ! »
 
Et au bourreau parle le roi :
« Que de notre gendre la vie
Soit prorogée jusqu’à minuit –
Prépare donc ta bonne hache. »
 
II

Au banquet de noce, assis dans le groupe,
Olaf a vidé son ultime coupe.
Son épouse en détresse
À lui se presse –
Le bourreau se tient à la porte.
 
La ronde commence, et Olaf prend vite
Sa jeune épouse, et d’une ardeur subite
Dans les flambeaux ils dansent
L’ultime danse –
Le bourreau se tient à la porte.
 
Joyeux sont les sons du gai violon,
La flûte lugubre a des soupirs longs !
À voir leur danse amère,
Le cœur se serre –
Le bourreau se tient à la porte.
 
Et comme ils dansent, dans le hall qui tinte,
Olaf murmure à sa triste conjointe :
« Je t’aime plus que tout au monde –
Froide est la tombe – »
Le bourreau se tient à la porte.

III

Sire Olaf, minuit a sonné,
Ta vie prend un tournant fatal !
Car tu connus selon ton gré
Une vierge de sang royal.

Un requiem se fait entendre,
L’homme arborant sa rouge veste
Se tient déjà, la hache nue,
À côté du billot funeste.

Sire Olaf descend dans la cour,
Où sabres et lanternes brillent,
Et sourit de sa bouche rouge,
Disant de lèvres qui pétillent :

« Lune et soleil, je vous bénis,
Et dans le ciel les astres clairs.
Je bénis aussi les oiseaux
Dont le babil emplit les airs.

Je bénis la mer et la terre,
Et les fleurs des prés harmonieux.
Car douces sont les violettes
Comme de ma femme les yeux.

Douces prunelles de ma femme,
La vie par vous m’est enlevée !
Je bénis enfin le sureau
Au pied duquel tu t’es livrée. »

Ritter Olaf

I

Vor dem Dome stehn zwei Männer,

Tragen beide rote Röcke,
Und der eine ist der König,
Und der Henker ist der andre.

Und zum Henker spricht der König:

»Am Gesang der Pfaffen merk ich,
Daß vollendet schon die Trauung -
Halt bereit dein gutes Richtbeil.«

Glockenklang und Orgelrauschen,

Und das Volk strömt aus der Kirche;
Bunter Festzug, in der Mitte
Die geschmückten Neuvermählten.

Leichenblaß und bang und traurig

Schaut die schöne Königstochter;
Keck und heiter schaut Herr Olaf;
Und sein roter Mund, der lächelt.

Und mit lächelnd rotem Munde

Spricht er zu dem finstern König:
»Guten Morgen, Schwiegervater,
Heut ist dir mein Haupt verfallen.

Sterben soll ich heut - O, laß mich

Nur bis Mitternacht noch leben,
Daß ich meine Hochzeit feire
Mit Bankett und Fackeltänzen.

Laß mich leben, laß mich leben,

Bis geleert der letzte Becher,
Bis der letzte Tanz getanzt ist -
Laß bis Mitternacht mich leben!«

Und zum Henker spricht der König:

»Unserm Eidam sei gefristet
Bis um Mitternacht sein Leben -
Halt bereit dein gutes Richtbeil.«

II

Herr Olaf sitzt beim Hochzeitschmaus,

Er trinkt den letzten Becher aus.
An seine Schulter lehnt
Sein Weib und stöhnt -
Der Henker steht vor der Türe.

Der Reigen beginnt, und Herr Olaf erfaßt

Sein junges Weib, und mit wilder Hast
Sie tanzen, bei Fackelglanz,
Den letzten Tanz -
Der Henker steht vor der Türe.

Die Geigen geben so lustigen Klang,

Die Flöten seufzen so traurig und bang!
Wer die beiden tanzen sieht,
Dem erbebt das Gemüt -
Der Henker steht vor der Türe.

Und wie sie tanzen, im dröhnenden Saal,

Herr Olaf flüstert zu seinem Gemahl:
»Du weißt nicht, wie lieb ich dich hab -
So kalt ist das Grab -«
Der Henker steht vor der Türe.

III

Herr Olaf, es ist Mitternacht,

Dein Leben ist verflossen!
Du hattest eines Fürstenkinds
In freier Lust genossen.

Die Mönche murmeln das Totengebet,

Der Mann im roten Rocke,
Er steht mit seinem blanken Beil
Schon vor dem schwarzen Blocke.

Herr Olaf steigt in den Hof hinab,

Da blinken viel Schwerter und Lichter.
Es lächelt des Ritters roter Mund,
Mit lächelndem Munde spricht er:

»Ich segne die Sonne, ich segne den Mond,

Und die Stern, die am Himmel schweifen.
Ich segne auch die Vögelein,
Die in den Lüften pfeifen.

Ich segne das Meer, ich segne das Land,

Und die Blumen auf der Aue.
Ich segne die Veilchen, sie sind so sanft
Wie die Augen meiner Fraue.

Ihr Veilchenaugen meiner Frau,

Durch euch verlier ich mein Leben!
Ich segne auch den Holunderbaum,
Wo du dich mir ergeben.«

Heinrich Heine (1797-1856), poète allemand. Le poème est extrait du recueil Neue Gedichte (« Romanzen », X), paru en 1844. Je m'appuie ici sur l'original allemand. 

Charles Baudelaire

Hymne à la Beauté

Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme,
O Beauté ? ton regard, infernal et divin,
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l’on peut pour cela te comparer au vin.
 
Tu contiens dans ton œil le couchant et l’aurore ;
Tu répands des parfums comme un soir orageux ;
Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore
Qui font le héros lâche et l’enfant courageux.
 
Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ?
Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien ;
Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,
Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.
 
Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques ;
De tes bijoux l’Horreur n’est pas le moins charmant,
Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,
Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.
 
L’éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,
Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau !
L’amoureux pantelant incliné sur sa belle
A l’air d’un moribond caressant son tombeau.
 
Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe,
O Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu !
Si ton œil, ton souris, ton pied, m’ouvrent la porte
D’un Infini que j’aime et n’ai jamais connu ?
 
De Satan ou de Dieu, qu’importe ? Ange ou Sirène,
Qu’importe, si tu rends, – fée aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! –
L’univers moins hideux et les instants moins lourds ?

Charles Baudelaire (1821-1867). Poème extrait des Fleurs du mal (« Spleen et idéal », XXI). Je reproduis ici le texte original.

Charles Baudelaire

Le vin des amants

Aujourd’hui l’espace est splendide !
Sans mors, sans éperons, sans bride,
Partons à cheval sur le vin
Pour un ciel féerique et divin !
 
Comme deux anges que torture
Une implacable calenture,
Dans le bleu cristal du matin
Suivons le mirage lointain !
 
Mollement balancés sur l’aile
Du tourbillon intelligent,
Dans un délire parallèle,
 
Ma sœur, côte à côte nageant,
Nous fuirons sans repos ni trêves
Vers le paradis de mes rêves !

Le poème est extrait des Fleurs du mal (« Le vin », CVIII). Je reproduis ici le texte original.

Charles Baudelaire

Élévation

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,
 
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
 
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
 
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;
 
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
– Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !

Le poème est extrait des Fleurs du mal (« Spleen et idéal », III). Je reproduis ici le texte original.

Charles Baudelaire

Albatros

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
 
A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.
 
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !
 
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

Le poème est extrait des Fleurs du mal (« Spleen et idéal », II). Kailas s’est inspiré d’une adaptation finnoise de Toivo Mähönen. Je reproduis ici le texte original.

Dan Andersson

Revenants

Si ce soir dans ta hutte tu es solitaire,
ne ferme pas ta porte, non ! 
Sur les monts enneigés sous les étoiles claires
comme autrefois nous revenons.
 
Ce printemps fut au cimetière un long sommeil
pour le repos de nos vieux os –
sous le ciel bleu nous avons fait notre réveil,
pour que la lune nous tînt chaud.
 
Nous nous réunissons sous le ciel sans nuages
dans le vent du nord furibond,
afin de nous asseoir et porter témoignage
sur ta vieille hutte à charbon.
 
Car nous marchons sans cesse à tort et à travers
au tombeau creusé par la faim,
et si la paix fut grande en notre antre de terre,
à la haine rien n’a mis fin.
 
Et notre haine est celle d’un mort condamné
à l’errance perpétuelle,
et nuls pleurs, camarade, en nos yeux chagrinés,
mais notre plainte est éternelle.
 
Hélas ! de nos tombeaux trop tard nous nous levons
pour exercer notre vengeance –
ceux qui de nos tourments aiguisaient l’aiguillon
sont morts aussi, et en errance.

Gengångare

Är du ensam vid din mila i din koja i kväll,
håll öppen, håll öppen din dörr!
Under glittrande stjärnor över snötäckta fjäll
komma vi, komma vi som förr.
 
Vi ha sovit redan länge i vår kyrkogårdsvrå
och vilat våra gammalmansben -
vi ha vakat för att skönja om himlen är blå,
för att värma oss i månens sken.
 
Under stjärnornas ögon må vi samlas till ting
medan nordvinden härjar hård,
må vi bänka oss ned i en domarering
på din fridlysta kolaregård.
 
Ty vi vandra, vi vandra och hava ej ro
i de gravar som svälten har grävt,
och fast friden var djup i vårt jordbyggda bo,
vårt hat har den aldrig kvävt.
 
Och vårt hat är ett vandrande dödmanshat
som skall spöka tiderna ut,
och vår sorg är en tårlös sorg, kamrat,
och vår jämmer är utan slut.
 
Men ve oss, för sent ha vi gått ur vår grav
för att krämares domare bli -
de män som skuro vår plågas stav
äro döda och vandra som vi.

Dan Andersson (1888-1920), poète suédois. Le poème extrait du recueil Kolvaktarens visor (1915). Je m'appuie ici sur l'original suédois.


W.B. Yeats

Le violoneux de Dooney

Quand mon violon sonne à Dooney,
Le peuple danse comme l’onde ;
Mon cousin prêche à Kilvarnet,
Mon frère en Irlande profonde.
 
J’ai dépassé frère et cousin :
Eux lisent leurs livres dévots ;
Et moi mon livre de refrains
Acquis aux puces de Sligo.
 
Quand nous viendrons devant saint Pierre,
En grande pompe, au jour dernier,
Il bénira les trois compères,
Mais m’accueillera le premier ;
 
Car c’est aux bons qu’est le bonheur,
A moins de quelque male chance,
Et les bienheureux, dans leur cœur 
Aiment le violon et la danse :
 
Et en me voyant arriver,
Ainsi s’écriera tout le monde :
« V’là le violoneux de Dooney ! »
Et tous danseront comme l’onde.

The Fiddler of Dooney

When I play on my fiddle in Dooney,
Folk dance like a wave of the sea;
My cousin is priest in Kilvarnet,
My brother in Moharabuiee.
 
I passed my brother and cousin:
They read in their books of prayer;
I read in my book of songs
I bought at the Sligo fair.
 
When we come at the end of time,
To Peter sitting in state,
He will smile on the three old spirits,
But call me first through the gate;
 
For the good are always the merry,
Save by an evil chance,
And the merry love the fiddle
And the merry love to dance:

And when the folk there spy me,
They will all come up to me,
With ‘Here is the fiddler of Dooney!’
And dance like a wave of the sea.

William Butler Yeats (1865-1939), poète irlandais. « The Fiddler of Dooney » est le 11ème poème du recueil The Wind Among the Reeds (Le vent dans les roseaux, 1899). Je m'appuie ici sur l'original anglais.

Uuno Kailas, Silmästä silmään, 1926
© 2004-2006, poèmes traduits du finnois, de l'italien, de l'allemand, du suédois et de l'anglais par Sébastien Cagnoli