Uuno Kailas

Le sommeil et la mort

poèmes

1931


(Extraits)




À ma grand-mère,
mère de mes souvenirs et de mes songes

Dédicace de l'auteur.

I


La maison

Ma maison surgit une nuit —
Dieu sait qui se mit au chantier.
— Apporta-t-elle son appui,
la hache du Noir Charpentier ? —
 
Froide maison est ma maison,
sur la nuit donnent ses fenêtres.
Le feu glacial de l’affliction
est la seule flamme de l’âtre.
 
Amis et visiteurs, pour eux
il n’y a point du tout de porte.
À moi s’offrent deux portes, deux :
vers le sommeil et vers la mort.


L’étranger

J’étais en tous les lieux un étranger,
on me regardait avec insistance.
De chaque endroit je désirais m’enfuir,
mais où que ma fuite me conduisît,
j’étais là-bas aussi un étranger.
Pour moi tout alentour du vaste monde
il n'existait point de lieu de repos.
Et au fond de moi j’étais entraîné
par quelqu’un qui m’était un étranger.


Le violon

Tout au long du jour il était
assis tout seul dans un recoin.
Il avait une tige d’herbe
et un petit rameau en main.
 
Et la tige d’herbe séchée
était un archet à son sens :
toujours sur le violon la tige
— le rameau — souquait en cadence.
 
Ce que jouait la tige d’herbe,
seul le sut Notre Seigneur Dieu :
l’herbe folle était un violon,
et l’homme était un bienheureux.


II


Le prince de Sumuru

    (Chant de l’esclave portier)
 
Tu ris, prince de Sumuru,
tu regardes dans les vallées,
et rêveusement tu entrouvres
tes jeunes lèvres assoiffées.
 
La belle Gisèle est chez toi.
Et toi, tu te détournes d’elle.
C’est pour toi seul que son cœur bat,
elle a la faveur populaire.
 
On dit que dans tous les parages
il n’est de femme plus jolie.
Blanc comme un lotus, son visage
est soyeux comme un colibri.
 
La belle Gisèle a conquis
les cœurs aimants de tes sujets.
C’est en vain qu’elle te chérit,
toi qui ne l’as pas remarquée.
 
Ce pour quoi, prince, tu languis,
moi seul, ton esclave, le sais ;
jadis de ta bouche endormie
je l’entendis un soir d’été.
 
La voie de tes plus jolis rêves
te mène aux vallées d’occident.
Ô combien beau cela doit être,
dont tu cries le nom en dormant !
 
Tu veux, prince de Sumuru,
mener en pâture les chèvres.
C’est ainsi que se meurt d’amour
pour toi la princesse Gisèle.


Adoration

Je prends tes genoux dans mes bras
la larme à l’œil.
— Tu es si beau, si beau, si beau !
Mais qui es-tu ?
Ton baiser rend la vie aux morts !
Et moi, que suis-je,
pour que tu m’infliges ce sort !


À genoux

J’étais à genoux devant toi
tels les dévots devant le Maître.
Je voyais les cieux dans tes larmes,
de mes yeux en adoration —
pourtant je tremblais d’affliction
étant à genoux devant toi.
 
La beauté de la vie, en rêve
en m’apparaissant, m’aveugla.
Tout le royaume de la vie
tu en étais propriétaire ;
tu étais chez moi la Jeunesse, —
tu m’étais apparu en rêve.
 
Tu portais, posée sur ton front
la tiare d’un titre invisible,
dans ton regard des joyaux font
courber mon âme en révérence.
Elle étincelait d’espérance,
la tiare posée sur ton front.
 
Je me faisais trembler moi-même.
J’étais arrivé de trop loin ;
une ombre, au vu de ta lumière.
Mon regard t’adorait — ainsi
que le condamné voit le ciel,
et l’abîme l’étoile même.
 
Mais jusques à l’éternité
j’emporte en trésor ton image.
À l’éveil d’une vie nouvelle,
je t’attendrai en bord de route.
Je serai ton ombre sans doute,
ô Lumière, en l’éternité.


Le temps

Tu regardes d’un œil étranger.
Toi — tu n’as pas assez de temps…
 
— Oui. Le temps. Les années à venir
me sont ôtées par cet instant.
Me reste les ombres des années,
rien d’important.


IV


La légende des cloches

 « Ces cloches, las ! quelle misère !
On croirait que le métal vit,
comme des pleurs qu’on assouvit ! »
dit l’étudiant, buvant sa bière.
 
Et le tavernier savait bien :
« Elles sont de chair et de sang.
Jadis les fondit un dément,
triste hère d’un val lointain,
 
qui ne buvait que de l’eau claire,
et de pain sec se nourrissait.
Il devait expier des péchés.
Il dit, “Ma conscience m’amène ;
 
je suis venu fondre des cloches ;
le conseil cherchait un fondeur.”
Ses outils prêts pour le labeur,
il sua tard la nuit dans sa forge.
 
Et l’homme de fondre des cloches.
Il en fondit à profusion —
mais toutes mauvaises, sans son.
Dieu sait où faillit son ébauche.
 
Ces carillons, il les fit fondre, —
en fondit d’autres silencieux.
Le tourment brûlait dans ses yeux.
Puis on l’entendit se morfondre :
 
“Jusques au père dans le ciel
ne portera le carillon
qu’au prix d’une lourde oblation ;
ainsi la nuit parla le Maître.”
 
L’homme mit son métal à fondre ;
sa fille s’amusait dehors,
enfant charmante aux boucles d’or,
seul trésor du père en ce monde.
 
Et quand retentit son doux ris,
le père en eut l’âme ébranlée,
que le péché paralysait ;
dans le tourment : “Non ! Je ne puis !”
 
Dans son fourneau, il mit à fondre
les cloches muettes, en fit d’autres.
Ses yeux brûlaient d’une ardeur folle.
Le laiton ne fit point de son.
 
Devant la Vierge il s’étendit,
l’homme, priant avec ardeur,
la nuit, jusqu’à la première heure.
En délirant il repartit :
 
“Mère, au son venant du clocher,
point ne sombrerai dans l’enfer,
mais mon âme aux chorals célestes
se joindra, lavée du péché !”
 
L’homme mit son métal à fondre ;
la fille se tenait dehors,
enfant charmante aux boucles d’or,
seul trésor du père en ce monde.
 
Le four brillait comme un dragon.
Vers l’enfant se tourna le père,
ployant sous l’amour et la peine.
Le pauvre homme allait comme en songe.
 
Entre ses bras il prit sa fille,
couvrit ses yeux, fit un baiser,
et — la lança dans la coulée.
La pauvrette y fut engloutie.
 
Dieu seul sait comment dès ce jour
le métal commença de vivre.
Vous entendez ce son qui vibre.
À la brune l’homme était fou. »


V


Le chant et la vie

Le chant d'allégresse

Et voici, il arriva ce jour-là,
tant la vie me devenait malaisée,
que j’entrouvris une bible ancestrale.
Car la vie alors m’était malaisée.
 
Et les pages jaunies me racontèrent
un mythe qui perdure d’âge en âge.
Elles étaient de feu, ces grandes lettres,
ces lettres qui scintillent d’âge en âge.
 
Condamnés à brûler dans la fournaise
il y avait là trois saints jeunes gens.
Et ils entonnaient leur chant d’allégresse,
dans les flammes, les trois saints jeunes gens.
 
Ils allaient de par le feu, les vainqueurs,
la flamme n’osait point toucher à eux.
Leur chant d’allégresse ils chantaient en chœur,
et la flamme ne touchait point à eux.
 
Or à peine avais-je lu quelques phrases
qu’alors la vie me devint une extase.
Et je refermai la bible ancestrale.
Car alors la vie m’était une extase.


VI


À la frontière

S’ouvre en fissures la frontière.
Devant se tient l’Asie, l’Orient.
Europe et Occident derrière,
qu’en tant que gardien je défends.
 
Derrière, la belle patrie
que villes et hameaux parsèment.
Tu es protégée par ton fils,
ô mon pays, trésor suprême.
 
Un vent nocturne apporte, hurlant,
par la frontière, des flocons.
« Seigneur, accorde à mes parents
de dormir d’un sommeil profond !
 
Donne des graines à la grange,
donne au bétail d’être engendré !
Que ta main bénisse les champs ! »
Ainsi je veux les protéger.
 
Sombre et froide est la nuit d’hiver,
glacé le souffle de l’Orient.
C’est le lieu du bagne et des serfs,
sous le regard du ciel brillant.
 
Des steppes lointaines s’élève
le spectre du Terrible Ivan.
Esprit destructeur, il révèle :
le point du jour verra du sang.
 
Les pères chenus, d’outre-tombe,
sur des chevaux fantômes viennent ;
des lances à ours en leurs poings,
ils s’élancent sur la frontière.
 
— Esprits des pères, bienheureux,
oyez ma parole de fils  —
si j’y manquais, venez nombreux
et que votre armée me punisse  — :
 
Il ne violera sous ses pieds
votre demeure de héros,
l’ennemi aux bottes d’acier,  —
ma patrie, j’en défends l’enclos !
 
L’Étranger ne prendra jamais
votre patrimoine précieux.
Qu’il vienne en chacal de ses steppes !
On l’enterrera sur les lieux.
 
Tel l’ours à la poitrine ferme
je me jetterai sur les lances,
défendant le rouet de femme
ainsi que le berceau d’enfant !
 
S’ouvre en fissures la frontière,
Devant se tient l’Asie, l’Orient.
Europe et Occident derrière,
qu’en tant que gardien je défends.


Le jour de la patrie

(Poème récité au théâtre national en 1930 pour la fête de l’indépendance)

Prière finlandaise

Ô Tout-Puissant, que ta main
nous bénisse et nous protège !
Gardien de notre chemin,
que ta force nous enserre,
nous, si faibles devant toi !
Toute grandeur est ton œuvre,
tout souffle naît de ton souffle.
 
Révèle-nous, ô Seigneur,
ton visage charitable,
jusqu’à ce que sous ta grâce
fleurira même la glace !
Nous, minables voyageurs,
révèle-nous, ô Seigneur,
ton visage charitable !
 
En explorant notre cœur
pose sur nous ton regard !
Pour nous garder des erreurs,
que notre peuple ne meure,
pose sur nous ton regard !
Que toujours notre patrie
soit sous ton aile à l’abri !


À la porte


À la porte

Je m'apprête à partir, — je demeure,
ô porte de mon calme recoin,
sans le vouloir, en ton embrasure.
Je dis : Gardienne de mon destin……

Auparavant d'innombrables fois
j'ai passé par le seuil de ma hutte,
vers des voies de désirs et de luttes,
vers la déception et vers la joie.

Mais, ô ma porte, sur ton bouton
la main un instant s'est arrêtée.
C'est comme si, la tête voilée,
une norne rôdait dans ton ombre.

Ô porte ouverte sur le lointain,
ô porte qui mènes aux mystères :
de chez toi partent tous les chemins
de la terre — et d'une neuve terre.

Mes rêves jetaient de cette chambre
vers les astres de prodigieux ponts.
Là j'ai embrassé, bu jusqu'au fond
le poison de coupes enivrantes.

Une fois d'ici je m'en allai
d'un pas vif, avec la nostalgie
des matins clairs, du charme des nuits.
— Mais à présent tout est bien changé.

Car avec mon cœur roué de coups
j'ai regagné le seuil de mon huis.
Et je ne me suis point rétabli,
une fois mon cœur roué de coups.

Au bord de la mort et de la vie
je me mis alors à chanceler.
J'allais et venais et allais — mais
la Peur, de ses ailes, m'assombrit.

Parfois dans mon recoin je tremblote
comme on frémit au bord de la tombe.
À ma vitre vole une colombe,
qui réclame ma jeunesse morte.

— Ô porte, frontière de deux mondes,
tu gardes de mystérieux trésors.
Tu es ici l'écho de la mort.
Mais le rédempteur, où est-il donc ?

Combien de fois vainqueur et perdant
me faudra-t-il être encor, ma norne ?
Ta tête est voilée d'un voile morne.
Tu ne vois, mon œil, à un empan.

Ô savoir, tu ne révèles rien,
en vain tu tâtes la plaine entière, —
mais quant aux mystères des mystères,
comment donc en aurais-tu l'instinct.

Mais dans le cercle vicieux des ombres,
des souvenirs, des méfaits commis,
des longues nuits en lit d'agonie,
rester est au-delà de mes forces.

Le rédempteur, je veux le chercher,
que je ne rende un dernier soupir.
Du passé je vais vers l'avenir,
d'un monde à l'autre passant le gué.

Restez là, mes amis, à la ronde.
Je me suis fatigué de la terre.
En captivité, j'aspire au monde
où l'on m'affranchira de mes fers.

Mon âme, allons vers ta destinée !
Tant pour la soif que pour le tourment,
aveugle, en rêve chemin faisant !
Ô porte, j'ai tourné ta poignée.

Hugo Simberg

Les nornes sont des vierges de la mythologie scandinave qui décident du destin des hommes, de la naissance à la mort.

Uuno Kailas, Uni ja kuolema, 1931.
© 2004-2006, poèmes traduits du finnois par Sébastien Cagnoli