Mihail Lebedev

L'intrépide

De la vie des anciens Komis (1929)




Avec L’intrépide, Lebedev entreprend de brosser un tableau de la vie quotidienne des anciens Komis. Son sujet, ici, n’est pas mythologique, il ne fait pas appel à des symboles ou à des représentations mystiques : à travers le personnage de Iokych, il imagine la vie héroïque d’un jeune chasseur, et nous renseigne au passage sur les usages et les traditions de la région.

Ce poème ethnographique est d’un grand intérêt, pour les lecteurs étrangers, dans la mesure où Lebedev y décrit scrupuleusement les caractéristiques de la vie des anciens Komis : l’environnement naturel (forêts, rivières), la chasse (calendrier, animaux à fourrure), l’habitation (villages, campements), la navigation fluviale (barques, acheminement des marchandises), le fer, le troc, la malhonnêteté des marchands étrangers (russes ?) qui tentent de piller le pays komi…

Il situe son récit sur le cours de l’Ejva (nom komi de la Vytchegda), probablement dans la région de Körtkerös (qu’il connaît bien) : dès que le climat le permet, Iokych descend le cours du fleuve, vers l’embouchure du Syktyv (nom komi de la Sysola). Les bouches du Syktyv, c’est littéralement « Oust-Sysolsk », aujourd’hui la ville de Syktyvkar. Les étrangers qui remontent l’Ejva, ils viennent peut-être de Kotlas, de Veliki Oust-Ioug, de Vologda : ce sont vraisemblablement des Russes qui, à la fonte des glaces, s’aventurent dans les régions boréales pour y acquérir de précieuses fourrures (renard, martre, zibeline…).

Quand les mystérieux étrangers, qu’on prenait naïvement pour d’honnêtes marchands, s’avèrent des bandits sans pitié, Lebedev transforme son sujet ethnographique en un récit épique, où les valeureux Komis doivent combattre des ennemis dangereusement armés… L’intrépide Iokych, livré aux pirates de la taïga, sauvera-t-il l’honneur de son peuple ?

 

Les 372 vers (93 quatrains) sont des tétramètres trochaïques, avec rimes plates et élision de la dernière syllabe sur les deux derniers vers de chaque quatrain.


L’intrépide

(De la vie des anciens Komis)

Повтöм зон

(Важся коми олöмысь)

Le passé, voilà mon sujet :
Je pense qu’il n’est pas mauvais
Que je présente ici aux gens
À quoi ressemblait l’ancien temps.

Ce temps est tombé en poussière,
Oublié de nos vieux grands-pères.
Je ne dis pas là de mensonge :
Six cents ans ont passé depuis.


Войдöр со мый шуа–кайта:
Оз ло омöльыд, ме чайта,
Иöзлы петкöдла кö тан
Важся кадлысь чужöмбан.

Тайö кадыс мупыр мунi,
Пöрысь пöльяслöн нин вунi.
Менам пöръялöм оз ло—
Коли сэсянь квайтсё во.


* * * * * * * * * * * *



Il y avait dans la taïga,
Sur l’Ejva dans la forêt noire,
Robuste et le cœur intrépide,
Un gars komi nommé Iokych.

Vivant avec les villageois
Dans le calme et la bonne entente,
Il sévissait dans la forêt,
N’étant pas tendre avec les bêtes.

Il capturait de nombreux ours,
Abattait moult renards et martres ;
Trouvait de rares zibelines,
Pas moins de vingt en une année.

Iokych avait la tête claire,
En tout il raisonnait très bien,
Il savait où et quand aller
Dans la forêt chercher les pièges.

Rien ne lui avait résisté.
Même le renard ne pouvait
User de ruse avec Iokych :
Pas moyen de lui échapper.

Ayant accumulé l’hiver
Tant de fourrures de valeur,
Iokych ne les gardait pour lui,
Ni ne les brûlait dans le poêle.

Telles étaient ses habitudes :
Le printemps à peine arrivé,
Il va mettre une barque à l’eau,
En ployant le dos sous le poids.

Mais quand il prépare la barque,
Il met les meilleures fourrures,
Non les mauvaises, évidemment,
Sous de l’écorce de bouleau.

Il charge encor des provisions,
Puis il s’élance sur l’Ejva.
Le but du voyage est ici
Où un marchand est établi.

Il était rusé, le marchand :
Qu’on mène à lui la barque pleine,
Il vous en donne quatre haches :
« Tu peux t’en retourner, mon gars. »

Qui vit au cœur de la taïga,
Il a grand besoin d’une hache.
Les Komis n’avaient pas de fer,
Ce qui causait bien des sanglots.

À moins d’un marchand pour le troc,
On ne peut obtenir de fer ;
L’ours ne se tue avec un pieu —
Dans la taïga on sait cela.

Chaque hiver Iokych descendait
Ainsi les précieuses fourrures,
Et ramenait haches et lances,
Comme on apporte un os au chien.

Le marchand, il s’en rendait compte,
Chasse les gens comme un renard,
Avec lui, il est impossible
De discuter, de résister.

Une année, l’hiver finissant,
Iokych, aux bouches du Syktyv,
Vit, flambant de rouge et de jaune,
Sept barques remontant le fleuve.

Toutes sont de même grandeur,
Et toutes de même facture :
Longues et fines, proue pointue,
On ne peut qu’en faire l’éloge.

Les gens s’affairent dans les barques,
Faisant leur travail avec zèle :
Ramant, souquant. Chacun est jeune,
La bouche ouverte pour chanter.

Le chant des rameurs est puissant,
Il est sagace, et non plaintif.
Jamais un Komi n’a chanté
Une chanson aussi joyeuse.

« Ô merveille ! Qui sont-ils donc ?
Et vers où s’acheminent-ils ?
Quelle grande célérité !
Et ils ne sont pas silencieux !

Mais ils ne réfléchissent point.
Et je vois d’ici leurs gros ventres.
Ces gens-là sont tous des marchands »,
Voilà ce que pensa Iokych.

Et comme il avait besoin d’armes,
Son cœur vaillant se ranima :
Il va pouvoir ravoir du fer,
Fût-ce en petite quantité.

Nul marchand encor cette année
N’est venu vendre ou échanger.
Iokych n’a pas encor livré
Les peaux de valeur de l’hiver.

Le jour déjà se terminait.
Le soleil plongeait dans les bois.
Vint la sœur du doux vent du sud :
La chaude nuit au clair visage.

Les marchands sortirent dormir,
Voici qu’ils arpentent la rive,
Y dressent une tente blanche,
Pour s’y abriter des moustiques.

À côté, un bûcher s’allume.
Ils veulent cuire en grand chaudron,
Les inconnus, viande et poisson.
Fument les bûches résineuses.

Sur le sable, tels des brochets,
Les sept barques pointent leur nez.
Voici que les prend la paresse.
Comme l’homme elles se reposent.

Iokych ne resta pas longtemps
À guetter leur tempérament.
Vers son village sans tarder
Il se rendit tout guilleret.

Son village n’était pas loin,
Sur une butte entre deux fleuves.
Il abritait trente habitants.
L’ami Iokych y arriva.

Puis il accourt de tente en tente,
Avec un bâton de bouleau
Il tape à la paroi — toc-toc :
« Écoute, écoute-moi, cher frère !

Des marchands sont venus en groupe,
Remontant le cours de l’Ejva.
Dans leurs sept barques, il me semble,
Ils transportent beaucoup de fer. »

Tel l’Ejva le camp bouillonna.
Dehors tous les gens s’agitèrent.
Court le vieillard, court le jeune homme,
Comme dans l’eau l’omble rapide.

Leur chagrin reste derrière eux.
Iokych rappelle ce qu’on sait :
« Si les marchands ne montaient pas,
Les chasseurs seraient bien en peine.

Tant de nos lances sont brisées,
Tant de fils komis n’ont pas même
Une hache en leur possession :
Sans le couper, l’arbre ne tombe.

Les marchands montent dans sept barques.
C’est sûr, ils transportent du fer.
S’il faut du fer, que chacun porte
Les précieuses peaux pour l’échange ! »

Les gens bouillonnent : « Portons donc,
Si nous les trouvons sur leur rive,
Pourvu qu’ils ne soient repartis.
Nous voici prêts à échanger ! »

Sous la tente on se mit à l’œuvre :
Chacun choisit dans ses fourrures
Martre, renard et zibeline,
Richesses du pays komi.

Ce travail n’était pas ardu :
Ils eurent vite tout fini.
Bien des fardeaux, depuis la rive,
Ils lancent dans leurs barques — boum !

Leurs barques de tremble sont bonnes :
D’une barque, on peut faire un toit.
Mais par forte houle, à la rame,
On n’y peut pas voguer nombreux.

Comme des brebis apeurées,
Les barques filent en aval.
Voici ce que leur crie Iokych :
« Tournez, mes frères, vers la gauche ! »

L’eau s’élargit, fait des remous :
Dans l’Ejva coule un affluent,
Du Syktyv on voit l’embouchure.
Sur la rive, une tente blanche.

Les barques des marchands sont là.
Quant aux marchands, où sont-ils donc ?
Ils ne font pas beaucoup de bruit :
Il n’y a là que deux personnes.

Ces deux-là ont de grosses haches,
Des chapkas rouges sur la tête,
De jolies chemises brodées,
De drap précieux, probablement.

« Ce soir les moustiques font rage :
Les gens se sont mis sous la tente,
Sauf deux qui surveillent les barques »,
Explicita l’ami Iokych.

Les Komis rament vivement,
Arrivent au camp des marchands.
L’un des veilleurs, comme un mulot,
Se glissa soudain sous la tente.

La tente s’ouvrit : en sortirent
Les propriétaires des barques,
Robustes et larges d’épaules,
Et de visages rubiconds.


Олiс–вылiс парма шöрын,
Эжва дöрса пемыд вöрын
Повтöм сьöлöма да ён
Ёкыш нима коми зон.

Сиктса йöзкöд сiйö вöлi
Рам да сёрни вылас мелi,
Давйын ветлöдлiгöн лёк,
Зверлы абу муса вок.

Уна ошкöс сiйö кыйлiс,
Уна руч да тулан лыйлiс;
Шедлiс сылы дона низь
Öти вонас гашкö кызь.

Ёкыш эз вöв пемыд юра,
Быдтор мöвпалiс зэв бура,
Тöдiс, кытысьджык да кор
Вöрын корсьны кыянтор.

Сiйö некöн эз на йöрмыв.
Весиг мудер руч эз вермыв
Удал зонлы пöртны син—
Некыдзь Ёкышысь эз мын.

Тöвся заптöм дона куяс,
Кодi вузöс вылö туяс,
Ёкыш аслыс, дерт, эз чöж,
Паччöр сэрöгын эз пöж.

Сылöн сэтшöм вöлi ладыс:
Муртса воас тувсов кадыс,
Сiйö лöсьöдö нин пыж,
Улö копыртöма мыш.

А кор пыжсö сiйö вöчас,
Бурджык кусö сэтчö тэчас,
Лёксö, тöдöмысь оз сöвт,
Вылас шлапкас сюмöд вевт.

Сёянтор на сэтчö лöдас,
Сэсся Эжва кывтчöс мöдас.
Туйлöн помыс лоас сэн,
Купеч овмöдчöма кöн.

Купеч вывтi вöлi наян:
Пыж тыр кусö сылы ваян,
Сетас сы вылö нёль чер.
«Мун пö, зонмö, сэсся бöр».

Кодi парма пытшкын олö,
Черыд ёна сылы колö.
Эз вöв комияслöн кöрт,
Кöть тэ сыркъялöмöн бöрд.

Он кö купечыдкöд вежсьы,
Кöртакöлуйыд оз чöжсьы;
Ошкöс майöгöн он ви—
Тöдiс тайö парма пи.

Ёкыш увланьö быд тулыс
Дона куяс тадзи нулiс,
Гортас вайлiс чер да шы,
Быттьö понлы сетöм лы.

Гöгöрволiс эськö сiйö,
Кыдзи руч моз йöзсö кыйö
Купеч мортыд, да оз позь
Сыкöд панны зык да кось.

Öти воö, тулыс помын,
Ёкыш аддзис Сыктыв вомын
Мича рöма — гöрд да виж —
Увсянь локтысь сизим пыж.

Найö ыджданас дзик öткодь.
Вöчан ногнас мöда мöдкодь:
Кузь да векни, нырыс ёсь,
Шуны омöльöн оз позь.

Сизим пыжын йöзыс вöрö,
Ассьыс уджсö зiля керö—
Сынö–гурскö. Быдöн том,
Сьывны паськöдöма вом.

Сьылöм сынысьяслöн гора,
Збойлун сяма, абу нора.
Некор коми морт эз сьыв
Татшöм гажа сьыланкыв.

«Аттö дивö, код нö тайö?
Кытчö мöдöдчисны найö?
Мыйкö визывöсь нин зэв.
Оз тай, майбыр, овны чöв.

Но да мöвпавнысö нинöм.
Тöдчö налöн паськыд кынöм.
Тайö ставыс купеч морт»,—
Шуис аслыс Ёкыш ёрт.

Кыйсян кöлуй сылы ковзис
Удал зонлöн сьöлöм ловзис:
Бара сюрас сылы кöрт,
Кöть и ичöтика, дерт.

Таво купеч эз на волы,
Вежсьöм–вузасьöм эз лолы.
Ёкыш увлань эз на ну
Тöлын чöжöм дона ку.

Луныс помасьны нин пондiс.
Парма пытшкö сунiс шондi.
Локтiс тувсов лунтöв чой—
Югыд бана шоныд вой.

Пыжа войтыр узьны сувтiс,
Ветлö–жуö вадор увтiс,
Зэвтö еджыд дöра чом,
Мед оз курччав найöс ном.

Чомкöд орччöн бипур öзйö.
Ыджыд пöртйын пуны кöсйö
Яй да чери тöдтöм йöз.
Тшынсö лэдзö конда пес.

Лыа вылö, быттьö сиръяс,
Пыжъяс лэпталiсны ныръяс.
Катны водзö налы дыш.
Морт моз шойччö сизим пыж.

Ёкыш сэнi дыр эз жуяв.
Сямсö наялысь эз туяв.
Аслас сиктö пырысь–пыр
Мунiс нимкодясигтыр.

Сылöн сиктыс зз вöв ылын—
Кык ю костын, нöрыс вылын.
Сиктас олiс комын морт.
Воис сэтчö Ёкыш ёрт.

Пондiс ветлöдлыны öдйöн
Чомйысь чомйö кыдз пу беддьöн
Стенö катшкас– тук да ток:
«Кывзы менö, муса вок!

Купеч котыр воис татчö,
Увсянь мунö Эжва катчöс.
Сизим пыжас, чайтсьö мем,
Уна кöртакöлуй эм».

Эжва ю моз сиктыс гызис.
Ывла тырнас йöзыс шызис.
Жöдзö пöрысь, жöдзö том,
Быттьö ваын тэрыб ком.

Шогныс налöн бöрö кольö.
Тöданторсö ёкыш дольö:
«Купеч эз кö эськö кат,
Лои кыйсьысьяслы мат.

Уна шыяс чеги миян,
Уна эмöсь коми пиян,
Кодлöн абу весиг чер—
Пуыд керавтöг оз пöр.

Сизим пыжöн купеч кайö.
Дерт жö кöртакöлуй вайö.
Кöрт кö колö, быдöн ну
Накöд вежны дона ку!»

Йöзыс ызго: «Нуам, нуам,
Найöс вадорас кö суам,
Эз кö мунны найö тась.
Вежанторйыд миян дась!»

Чомъяс дорын мырсьöм воссис
Быдöн бöрйö куяс костсьыс
Низь да руч да тулан ку,
Мыйöн озыр коми му.

Тайö уджыс абу сьöкыд—
Ставыс эштiс налöн регыд.
Вадорвывсянь уна ноп
Пыжö шыблалöны —шнёп!

Пипу пыжъяс налöн бурöсь—
Öти пыжöн керка юрö.
Пыжас пелыс да кузь зыб.
Уна мортöн сэн он лыб.

Öтпыр, быттьö повзьöм ыжъяс,
Увлань öддзöдчисны пыжъяс.
Горзö Ёкыш сэтшöм кыв:
«Кежöй, вокъяс, шуйгавыв!»

Ваыс паськалö да пузьö—
Эжва юö мöд ю усьö
Воссьö синлы Сыктыв вом.
Вадор вылас еджыд чом.

Купеч пыжъяс пыр на сэнi.
Купеч котырыд нö кöнi?
Оз тай кызсьы налöн зык.
Ловъя мортыд сöмын кык.

Тайö кыкыс паськыд чера,
Вылас дöрöм мича сера,
Юрас шапкаясныс гöрд,
Дона нойысь кöнкö, дерт.

«Талун войыд вывтi номйöсь,
Унджык йöзыс пырис чомйö,
Пыжсö видзöны кык морт»,—
Гöгöрвоис Ёкыш ёрт.

Коми войтыр збоя сынö,
Воö купеч шойччанiнö.
Öти видзысь, быттьö шыр,
Чомъяс тювкнитiс дзикпыр.

Чомйыс воссис, сэсся сэтысь
Пыжъяс вывса йöзыс петiс
Паськыд пельпома да ён,
Чужöм гöрдöдöма дон.


...
(La suite est disponible dans l'ouvrage bilingue Kört Aïka et autres légendes komies
[poèmes épiques de Mikhaïl Lebedev et de Vassili Lytkine ;
choisis, traduits du komi et présentés par Sébastien Cagnoli],
Paris : Adéfo, coll. "Poésies ouraliennes", 2010.)



Le confluent de la Sysola et de la Vytchegda

Sur l'image suivante, on voit bien le cours de la Vytchegda, qui arrive de l'est (Oural), et reçoit les eaux de la Sysola par la gauche (là où se trouve aujourd'hui la ville de Syktyvkar, et où les visiteurs du récit plantent leur tente) :



Traduit du komi et présenté par Sébastien Cagnoli (2007).
Source : « Повтöм зон », in Лебедев М. Н., Бöрйöм гижöдъяс -Сыктывкар: Коми госиздат, 1940. Texte original établi avec l'aide de Vit Serguievski.
Texte original écrit en
novembre 1929 à Körtkerös et publié dans la revue Ordym (1929, n° 11, pp. 25-33).
Illustrations : calendrier de chasse des anciens Komis ; Engels Kozlov, Nuit blanche sur la Petchora, 1969, Musée national des beaux-arts, Syktyvkar.

© 2007-2010, S. Cagnoli
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