La légende de Iourka est une histoire étrange, où le bien et le mal sont étroitement entremêlés. Au début du récit, Iourka est un jeune héros, fort et ingénieux. Mais tout héros qu’il est, il a ses faiblesses : si sa résistance physique et morale à l’effort n’a quasiment pas de limite, il ne faut pas plus qu’un petit abcès dans le dos pour le terrasser et le clouer au lit. Et ainsi, dans l’adversité, Iourka constate que personne ne vient à son secours. Cette indifférence générale le pousse à voler chez ses voisins la nourriture qu’on n’a pas voulu lui offrir. Mais ce qui aurait pu n’être qu’un petit larcin occasionnel va devenir une habitude criminelle, il se met à voler par paresse et par gourmandise : en dérobant régulièrement le bétail des environs pour sa consommation personnelle, il met en péril la vie de tous les villageois. Comme on dit en komi, après avoir montré sa face, Iourka révèle son revers. Il est intéressant de voir, dans ce poème, la naissance d’un antihéros résultant de l’indifférence de la communauté.
Le personnage qui sert d’intermédiaire entre Iourka et les villageois, mais aussi entre Dieu et les hommes, c’est le parrain. Le rôle du parrain, chez les anciens Komis, est plus important encore que celui des parents génétiques, dans la mesure où il a une responsabilité spirituelle : parrain et marraine sont en quelque sorte des parents célestes, par opposition aux parents terrestres. Si quelqu’un peut s’opposer à l’invincible Iourka, quitte à empêcher un crime par un crime, ce ne saurait donc être que son parrain.
Les anciens Komis, qui doivent faire face à des conditions de vie hostiles et chez qui la famine est si vite arrivée, ont des valeurs morales très strictes, et le vol est pour eux l’un des crimes les plus graves. D’un autre côté, pour les mêmes raisons, les villageois sont censés s’entraider ; d’une manière générale, il faut rendre service à son prochain quand il est dans le besoin, sans lui demander de se justifier. Enfin, ôter la vie à ses semblables est bien sûr interdit aux humains. Le christianisme ne fera qu’entériner et formaliser ces règles ancestrales sur lesquelles étaient fondées les communautés de chasseurs et de pêcheurs de la région. Or ces trois principes fondamentaux sont violés dans cette légende, à la fois par Iourka et par les villageois : les villageois laissent Iourka sans l’aider, Iourka pille les villageois, les villageois assassinent Iourka… Autant de « péchés » qui s’accomplissent en cascade dans ce conte. Mais le péché collectif des villageois, finalement, sera lavé par la « bouillie de Madja », une préparation mystique qui relève autant de l’eucharistie que de la potion magique. La communauté, en somme, est habilitée à se défendre face à l’individu qui outrepasse les règles morales, moyennant une cérémonie commémorative mi-païenne mi-chrétienne dont le poème nous offre ici une mise en scène pittoresque.
Comme à son habitude, Lebedev adopte un rythme trochaïque, mais avec des vers de trois pieds. Les rimes sont croisées, les vers pairs étant raccourcis d’une syllabe — au total : 296 vers en 64 quatrains.
Iourka |
Юрка |
Au hameau de Madja Lui faut-il au printemps S’en va-t-il dans les champs,
En un jour il moissonne
Lorsqu'il abat un arbre,
Le tronc était pour lui
Va-t-il couper du bois,
Une pluie de copeaux
Allant chercher des bûches, « C’est
plus
rapide
ainsi
Jusqu’à trente ans, Iourka
Bien sûr, nul ne résiste
Un mois il fut souffrant.
Aucun des villageois Geignant, il se leva,
Lentement sur le pré « Je
sors
pour
prendre
l’air, Dans le pré il saisit
Puis il rentra chez lui, Depuis ce jour Iourka
Ce second, bien dodu,
Quand arrive un jour gras,
Iourka se mit à prendre
|
Маджа сиктын коркö Тулысын кö сылы Видз вылö кö петас,
Öти лунö ытшкас
Пöрöдас кö керсö,
Керйыс сылы вöлi
Тшупсьыны кö пондас,
Зэр моз кисьтас чагсö
Песла ягö мöдас, «Регыдджык пö верман
Комын арöдз Юрка
Тöдöмысь, он лэпты
Тöлысь сiйö висис.
Сиктса войтыр сылы Ружтiгтырйи чеччис,
Надзöникöн лудö «Ыркöдчыны петi,— Лудсьыс сiйö кутiс
Гортас сэсся нуис, Тайö лунсянь Юрка
Мöдыслöн зэв госа
Уллюныд кö воас
Заводитiс Юрка
|
|
|
Sa tête s’épaissit, « Ça
me
plaît,
maintenant,
Il dépassait les bornes. Il était évident
«
Iourka, dit-on de lui, Iourka se réjouit,
De temps en temps au pré
Quand on lui demandait : Tout le monde sait bien, Voici qu’il révélait Si les brebis s’éteignent, « Il
faut
intervenir,
Alors parla aux gens Grande comme un
démon
L’induire en
tromperie, Avant lui, je
menais
J’en offrirai
jusqu’à
Dans une
forte corde Les gens de remercier
Cette bière était forte
Il dit à son parrain : J’ai donc
pris pour manger
Le parrain le retient : Iourka dans une louche
Après quelques instants, Il ligota bien fort
|
Рожа лои паськыд, «Мем пö öнi лöсьыд,
Дзикöдз сiйö вельмис. Тыдовтчис нин бура,
Сёрни мунö: «Юрка Нимкодясьö Юрка,
Мукöддырйи лудас
Юалисны сылысь: Быдöн эськö тöдö, Петкöдлiс тай сiйö Бырасны кö ыжъяс, «Колö мыйкö вöчны,—
Йöзлы сэки шуис Антуслöн кодь ыджыд
Ылöдлöмöн сiйöс Сы водзын ме вöлi
Гöститöда сiдзи:
Кызджык гезйöн сiйöс Пöрысь пöльлы аттьö
Сурыс сылöн вöлi
Вежайыслы шуö: Та вöсна ме пондi
Кутлö сiйöс вежай: Кöшысь юö–бруньгö
Недыр мысти сiйö Кöрталiс зэв зiля
|
...
(La suite est disponible dans l'ouvrage bilingue Kört Aïka et autres légendes komies [poèmes épiques de Mikhaïl Lebedev et de Vassili Lytkine ; choisis, traduits du komi et présentés par Sébastien Cagnoli], Paris : Adéfo, coll. "Poésies ouraliennes", 2010.) |
|
|