Mihail Lebedev

Iourka

une légende zyriène (1928)




La légende de Iourka est une histoire étrange, où le bien et le mal sont étroitement entremêlés. Au début du récit, Iourka est un jeune héros, fort et ingénieux. Mais tout héros qu’il est, il a ses faiblesses : si sa résistance physique et morale à l’effort n’a quasiment pas de limite, il ne faut pas plus qu’un petit abcès dans le dos pour le terrasser et le clouer au lit. Et ainsi, dans l’adversité, Iourka constate que personne ne vient à son secours. Cette indifférence générale le pousse à voler chez ses voisins la nourriture qu’on n’a pas voulu lui offrir. Mais ce qui aurait pu n’être qu’un petit larcin occasionnel va devenir une habitude criminelle, il se met à voler par paresse et par gourmandise : en dérobant régulièrement le bétail des environs pour sa consommation personnelle, il met en péril la vie de tous les villageois. Comme on dit en komi, après avoir montré sa face, Iourka révèle son revers. Il est intéressant de voir, dans ce poème, la naissance d’un antihéros résultant de l’indifférence de la communauté.

Le personnage qui sert d’intermédiaire entre Iourka et les villageois, mais aussi entre Dieu et les hommes, c’est le parrain. Le rôle du parrain, chez les anciens Komis, est plus important encore que celui des parents génétiques, dans la mesure où il a une responsabilité spirituelle : parrain et marraine sont en quelque sorte des parents célestes, par opposition aux parents terrestres. Si quelqu’un peut s’opposer à l’invincible Iourka, quitte à empêcher un crime par un crime, ce ne saurait donc être que son parrain.

Les anciens Komis, qui doivent faire face à des conditions de vie hostiles et chez qui la famine est si vite arrivée, ont des valeurs morales très strictes, et le vol est pour eux l’un des crimes les plus graves. D’un autre côté, pour les mêmes raisons, les villageois sont censés s’entraider ; d’une manière générale, il faut rendre service à son prochain quand il est dans le besoin, sans lui demander de se justifier. Enfin, ôter la vie à ses semblables est bien sûr interdit aux humains. Le christianisme ne fera qu’entériner et formaliser ces règles ancestrales sur lesquelles étaient fondées les communautés de chasseurs et de pêcheurs de la région. Or ces trois principes fondamentaux sont violés dans cette légende, à la fois par Iourka et par les villageois : les villageois laissent Iourka sans l’aider, Iourka pille les villageois, les villageois assassinent Iourka… Autant de « péchés » qui s’accomplissent en cascade dans ce conte. Mais le péché collectif des villageois, finalement, sera lavé par la « bouillie de Madja », une préparation mystique qui relève autant de l’eucharistie que de la potion magique. La communauté, en somme, est habilitée à se défendre face à l’individu qui outrepasse les règles morales, moyennant une cérémonie commémorative mi-païenne mi-chrétienne dont le poème nous offre ici une mise en scène pittoresque.

 

Comme à son habitude, Lebedev adopte un rythme trochaïque, mais avec des vers de trois pieds. Les rimes sont croisées, les vers pairs étant raccourcis d’une syllabe — au total : 296 vers en 64 quatrains.



Iourka

Юрка

Au hameau de Madja
Vivait l’ami Iourka.
Grande était la vigueur
De cet homme komi.

Lui faut-il au printemps
Semer les grains de blé,
Sans cheval il laboure :
« Me voici un poulain ! »

S’en va-t-il dans les champs,
Il ne dort comme d’autres.
Il avait une faux
D’une brasse de long.

En un jour il moissonne
Six champs et un septième.
« On mangera beaucoup,
Si l’on travaille un peu ! »

Lorsqu'il abat un arbre,
Nul besoin d’un cheval :
Son épaule le porte
Avec facilité.

Le tronc était pour lui
Comme un rameau de saule :
« On peut faire avec ça
Pour la pêche une canne ! »

Va-t-il couper du bois,
Il n’appelle personne.
« Pour moi, ce travail-là,
C’est un vrai jeu d’enfant ! »

Une pluie de copeaux
Jaillit sous sa cognée :
D’un seul coup le bois monte
Jusqu’au faîte du toit.

Allant chercher des bûches,
Il coupe un résineux,
Puis jusqu’à la maison
Le traîne sans broncher.

« C’est plus rapide ainsi
Pour préparer les bûches.
Voici sans nulle coupe
Mon poêle incandescent ! »

Jusqu’à trente ans, Iourka
Vécut trop ardemment.
Il finit par avoir
Un abcès dans le dos.

Bien sûr, nul ne résiste
Face à la maladie.
Iourka gémit, couché,
Il ne peut travailler.

Un mois il fut souffrant.
Il vint à court de pain.
Avec le ventre vide,
La vie devient pénible.

Aucun des villageois
Ne lui porta de l’aide.
Mais Iourka put encore
Chercher sa nourriture.

Geignant, il se leva,
Prit un couteau tranchant.
« Ici tout affamé,
On ne peut pas guérir ! »

Lentement sur le pré
Il conduisit ses jambes.
Les gens de demander :
« Où vas-tu donc, cher frère ? »

« Je sors pour prendre l’air,
Répond l’ami Iourka.
L’oisiveté m’a fait
Détester la maison. »

Dans le pré il saisit
Un petit agnelet,
Saigna le mignonnet,
Le tua gentiment.

Puis il rentra chez lui,
Fit une bonne soupe,
Mâcha, mangea la viande,
S’empiffra tout le soir.

Depuis ce jour Iourka
Ne connut plus la faim.
Il eut bientôt pour lui
Un second agnelet.

Ce second, bien dodu,
Était tendre de chair.
De mauvais mouton, certes,
Iourka n’emportait pas.

Quand arrive un jour gras,
Pas question de jeûner.
Ce n’est pas du pain sec
Qu’il fourre en son gosier.

Iourka se mit à prendre
Au pré une brebis.
À force de bons mets
Son dos put se guérir.


Маджа сиктын коркö
Овлiс Юрка ёрт.
Ыджыд вына вöлi
Тайö коми морт.

Тулысын кö сылы
Ковмас кöдзны нянь,
Вöвтöг мусö гöрас:
«Ачым пö ме чань!»

Видз вылö кö петас,
Мукöд моз оз узь.
Коса сылöн вöлi
Сывйысь, гашкö, кузь.

Öти лунö ытшкас
Квайт да сизим видз.
«Ёнджыка пö сёйсяс,
Уджыштан кö сiдз!»

Пöрöдас кö керсö,
Оз и доддяв вöв:
Пельпом вылас ваяс
Кокньыдика зэв.

Керйыс сылы вöлi
Быттьö вöсни бадь:
«Позьö на пö татысь
Вöчны вугыр шать!»

Тшупсьыны кö пондас,
Некодöс оз кор.
«Меным тайö уджыс
Дзик пö ворсантор!»

Зэр моз кисьтас чагсö
Сылöн паськыд чер:
Шыбитöмöн каяс
Сигöрöдзыс кер.

Песла ягö мöдас,
Чегас конда пу.
Гортö сэсся кыскас,
Ун ни ок оз шу.

«Регыдджык пö верман
Пессö вöчны тадз.
Керасьтöг тай менам
Доналöма пач!»

Комын арöдз Юрка
Вöлi вывтi зiль.
Кыдзкö сылöн петiс
Мышку шöрас мыль.

Тöдöмысь, он лэпты
Висьöмыкöд кось.
Куйлö, ружтö Юрка,
Уджавны оз позь.

Тöлысь сiйö висис.
Быри сылöн нянь.
Кынöмыд кö тыртöм,
Олöм абу шань.

Сиктса войтыр сылы
Отсöгсö оз сет.
Кужис на тай Юрка
Корсьны кынöмпöт.

Ружтiгтырйи чеччис,
Босьтiс лэчыд пурт.
«Тшыгъялöмнад танi
Некор он пö бурд!»

Надзöникöн лудö
Нуис сiйö кок.
Юасьöны йöзыс:
«Кытчö, муса вок?»

«Ыркöдчыны петi,—
Шуö Юрка ёрт.—
Туплясьöмнад меным
Мустöм лои горт».

Лудсьыс сiйö кутiс
Ичöт баля пи,
Лöсьыдика начкис,
Лёкногöн эз ви.

Гортас сэсся нуис,
Пуис чöскыд шыд,
Яйсö мутшкис–сёйис,
Панясис дзонь рыт.

Тайö лунсянь Юрка
Тшыгъялöм эз тöд.
Баля пиыд регыд
Сюри сылы мöд.

Мöдыслöн зэв госа
Вöлi небыд яй.
Дерт нин омöль межöс
Юркаыд эз вай.

Уллюныд кö воас
Видзявны оз туй.
Кыдъя няньтö сэки
Горшад он нин сюй.

Заводитiс Юрка
Лудысь кыйны ыж.
Бура сёйöм номсьыс
Бурдiс сылöн мыш.




Sa tête s’épaissit,
Il est gros comme un porc.
Il soulève deux tonnes
Sans bouger le nombril.

« Ça me plaît, maintenant,
Sans nul travail à faire.
Aucun des villageois
Ne vit de cette sorte ! »

Il dépassait les bornes.
Les gens n’en pouvaient plus :
Les brebis disparaissent,
Même une vache aussi.

Il était évident
De qui c’était la faute,
De qui venait ce mal,
Qui était le voleur.

« Iourka, dit-on de lui,
Ratisse parmi nous.
Comment n’a-t-il pas honte,
Le malheureux garçon ! »

Iourka se réjouit,
Ne change pas de vie.
À l’affliction du peuple
Il était insensible.

De temps en temps au pré
Il s’en va pour longtemps,
Et ramène la viande
Plein sa grande sacoche.

Quand on lui demandait :
« Que portes-tu ainsi ? »
Lors Iourka de répondre :
« J’ai cueilli des bolets. »

Tout le monde sait bien,
Quels sont ses champignons,
Mais comme on est moins fort
On ne le fouille pas.

Voici qu’il révélait
Sa face et son revers.
Au hameau de Madja
La vie devint trop dure.

Si les brebis s’éteignent,
Comment coudre un manteau ?
Si tu restes sans viande,
Mange un simple bouillon.

« Il faut intervenir,
Se dit chaque habitant.
Il faut couper les ailes
À cet affreux corbeau ! »

Alors parla aux gens
Un vieux à barbe blanche :
« On n’extrait pas sans peine
Une épine enfoncée.

Grande comme un démon
De Iourka est la force.
Sans user de la ruse
Vous n’en viendrez à bout.

L’induire en tromperie,
Nous le pourrons sans doute.
Voyez-vous, il s’agit
De mon propre filleul.

Avant lui, je menais
Une vie toujours bonne.
Demain je lui ferai
Boire une bière forte.

J’en offrirai jusqu’à
Ce qu’il tombe inconscient.
Après cela, Iourka
N’aura plus de soupçons.

Dans une forte corde
Nous le ligoterons,
Puis nous l’engloutirons,
Avec l’aide de dieu. »

Les gens de remercier
Le vieillard par avance.
Le bon parrain tint prête
Pour son filleul la corde.

Cette bière était forte
Autant qu’une eau de vie.
Iourka arrive et boit,
Il devient cramoisi.

Il dit à son parrain :
« Je n’ai pas oublié
Comment, étant malade,
J’ai eu cinq jours de faim.

J’ai donc pris pour manger
Aux gens une brebis.
Mais pas à mon parrain,
Non, pas un tel forfait. »

Le parrain le retient :
« Tu es cher à mon cœur !
Autant qu’il m’est possible
Laisse-moi te servir ! »

Iourka dans une louche
Lampe la bière forte.
Il sent se détacher
Sa tête des épaules.

Après quelques instants,
Il tomba ivre mort.
Le parrain se rua,
Sans manquer cette chance.

Il ligota bien fort
Bras et jambes de l’hôte :
« Là, tu vas arrêter
De nous faire du mal ! »


Рожа лои паськыд,
Порсь кодь ачыс тшöг.
Кинас сё пуд лэптас—
Оз и вöрзьыв гöг.

«Мем пö öнi лöсьыд,
Уджавны оз ков.
Маджа сиктад некод
Татшöма оз ов!»

Дзикöдз сiйö вельмис.
Пикö воис йöз:
Вошласьöны ыжъяс,
Вошлö весиг мöс.

Тыдовтчис нин бура,
Кодлöн сэнi мыж,
Кодсянь лёкыс петö,
Кодi сэтшöм шыш.

Сёрни мунö: «Юрка
Курасьö пö тан.
Кыдз пö абу яндзим
Сылы, шондiбан!»

Нимкодясьö Юрка,
Олöмсö оз веж.
Войтыръяслöн шогсьöм
Сылы вöлi теш.

Мукöддырйи лудас
Ветлас сiйö дыр,
Яйсö сэтысь кыскас
Ыджыд пестер тыр.

Юалисны сылысь:
«Мый нин ваян тэ?»
Юрка вочавидзьö:
«Виж гоб вотi ме».

Быдöн эськö тöдö,
Кутшöм сылöн гоб,
Сöмын ичöт выннад
Юркаöс он шоб.

Петкöдлiс тай сiйö
Ассьыс бан и гуг.
Маджа сиктын олöм
Вывтi лои дзуг.

Бырасны кö ыжъяс,
Мыйысь вуран пась?
Яйтöгыд кö колян,
Паняв öти азь.

«Колö мыйкö вöчны,—
Мöвпалö быд морт.—
Вундыштны нин колö
Кырнышыдлы борд!»

Йöзлы сэки шуис
Еджыд тоша пöль:
«Кокниа он кыскы
Пыдö пырöм жель.

Антуслöн кодь ыджыд
Юркаыдлöн вын.
Мудериттöг сыысь
Некыдз он нин мын.

Ылöдлöмöн сiйöс
Гашкö вермам ми.
Тöданныд тi, меным
Сiйö вежа пи.

Сы водзын ме вöлi
Пыр на шань да бур.
Аски сiйöс кора
Юны кода сур.

Гöститöда сiдзи:
Садьтöг усяс мед.
Усьöм бöрас Юрка
Нинöмтор оз тöд.

Кызджык гезйöн сiйöс
Кöрталам ми сэн,
Сэсся йирö сюям,
Отсалас кö ен».

Пöрысь пöльлы аттьö
Водзвыв кайтiс йöз.
Лöсьöдiс бур вежай
Вежа пилы гез.

Сурыс сылöн вöлi
Вина дорсьыс ён.
Локтiс Юрка, юö,
Гöрдöдöма дон.

Вежайыслы шуö:
«Менам эз на вун,
Висигад ме кыдзи
Тшыгъялi вит лун.

Та вöсна ме пондi
Йöзлысь сёйны ыж.
Вежайлысь ог вöрзьöд,
Оз ло сэтшöм мыж».

Кутлö сiйöс вежай:
«Дона менам тэ!
Мыйöн верма тэнö
Гöститöда ме!»

Кöшысь юö–бруньгö
Юрка кода сур.
Оз нин öшйы сылöн
Пельпом вылас юр.

Недыр мысти сiйö
Усис садьтöм код.
Чепöсйис бур вежай,
Эз тай майбыр чот.

Кöрталiс зэв зiля
Гöстьлысь ки и кок:
«Миянлы пö öнi
Дугдан вöчны лёк!»


...
(La suite est disponible dans l'ouvrage bilingue
Kört Aïka et autres légendes komies [poèmes épiques de Mikhaïl Lebedev et de Vassili Lytkine ; choisis, traduits du komi et présentés par Sébastien Cagnoli], Paris : Adéfo, coll. "Poésies ouraliennes", 2010.)







La région de Madja

Le village de Madja se trouve dans les environs de Körtkerös, sur le cours de la Vytchegda, à une quarantaine de kilomètres en amont de Syktyvkar.




Traduit du komi et présenté par Sébastien Cagnoli (2007).
Source : « Юрка », in Лебедев М. Н., Бöрйöм гижöдъяс -Сыктывкар: Коми госиздат, 1940. Texte original établi avec l'aide de Vit Serguievski.
Illustrations : © В. Г. Игнатов.

© 2007-2010, S. Cagnoli
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