Pera est un personnage bien connu dans la mythologie permiake. Les Permiaks sont les Komis méridionaux qui, étant établis dans le bassin de la Kama, tributaire de la Volga, sont assez déconnectés des Komis du Nord, les Zyriènes, qui sont plutôt tournés vers l’océan Arctique. Néanmoins, les légendes de Pera sont arrivées tout naturellement aux oreilles des Zyriènes du Sud, et se sont répandues dans tout le pays komi. Lytkin s’inspire ici très librement des aventures de Pera rapportées par la tradition.
Ce poème soulève deux problèmes de vocabulaire, sur lesquels je vais m’arrêter un instant. Tout d’abord, Pera est un « bagatyr » (« багатыр »). Ce mot est fréquent dans la littérature russe (sous la forme « богатырь »), pour désigner un héros d’épopée. Il s’agit d’un homme doué d’une force et/ou d’une sagesse extraordinaire. Le mot russe vient lui-même du turc « baghatur ». De fait, de nombreuses épopées du Sud de la Russie et des régions limitrophes mettent en scène de valeureux cavaliers des steppes : aussi, par analogie avec les romans chevaleresques occidentaux, a-t-on souvent traduit « bogatyr » par « preux ». Mais en l’occurrence, chez les Komis, on est bien loin de ces chevaliers des steppes ! Les deux personnages du conte n’ont rien de « preux » : Pera est un « héros malgré lui » (il est plus proche de l’hercule de foire que du chevalier médiéval), et le « Dragon » est un fléau qui voue sa force surhumaine à la terreur et à la destruction.
Cela nous conduit à la seconde question de vocabulaire : quel est donc ce « Dragon » (« Гундыр », avec majuscule) ? un méchant homme ? un monstre ? un sylvain ? J’y vois une créature maléfique, elle aussi douée d’une force surhumaine — d’où ce combat entre les deux personnages de force équivalente, qui dure plusieurs jours —, et qui n’est pas sans rappeler les hordes d’Asie centrale qu’affrontent les Russes aux confins de leurs territoires.
Après s’être battu aux côtés des Russes contre un tiers ennemi (ce fameux « Dragon »), Pera, trahi par le tsar, va se battre contre les Russes (le comte Stroganov) pour défendre sa patrie permiake. La famille Stroganov a fait fortune dès le début du XVIe siècle en exploitant des mines de sel au bord de la Vytchegda. Jusque là, Moscou ne s’intéressait à la région que pour ses fourrures. Avec les Stroganov, le tsar commence à lorgner les ressources minérales de l’Oural et à en pressentir le gigantesque potentiel économique. C’est Anika Stroganov qui, en 1557, au lendemain de la conquête de Kazan, convainc Ivan le Terrible de l’importance stratégique de la région permiake (« Perm la Grande ») et l’incite donc à poursuivre sa ruée vers l’Est : c’est le début de l’oppression de la région de la Kama. Au XVIIIe siècle, les Stroganov se verront offrir le titre de comtes.
Dans la légende traditionnelle, c’est un sylvain que Pera affronte dans la forêt. Mais Lytkin substitue à cet esprit des bois un comte Stroganov ! En somme, il retranche les composantes animistes de la légende et les remplace par des symboles communistes — ce qui le conduit donc, dans l’épilogue, à transformer brusquement le combat contre les Russes en un combat de classes. Cet épilogue, qui paraît tout à fait hors sujet en conclusion d’une « légende permiake », cherche sans doute à justifier la publication de ce récit d’inspiration folklorique en établissant une comparaison entre les héros de la mythologie et ceux du communisme. Le drapeau rouge sang hissé sur la région de la Kama termine le poème sur une image tout à fait inattendue.
Pour finir, quelque mots sur la forme. Le poème est composé de 36 strophes de 12 vers (à l’exception de quelques strophes plus courtes). Le rythme est dactylique (ternaire, accentué sur la première syllabe). Lytkin emploie successivement trois mètres dégressifs : chaque strophe est composée de six tétramètres terminés par un trochée (3+3+3+2), quatre tétramètres terminés par un pied monosyllabique (3+3+3+1), puis deux trimètres terminés par un trochée (3+3+2). Pour donner une idée de l’alternance de ces trois mètres, j’emploie en français, respectivement, des alexandrins, des décasyllabes et des octosyllabes. Les rimes, plates, ne sont pas systématiques et sont souvent réduites à une simple assonance.
Pera le héros |
Пера багатыр |
Prologue
Sur une morne butte la taïga
s’élève,
Sur le point culminant de la butte,
là-haut Je veux tout doucement vous narrer maintenant
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Водзкыв
Нöрысын букыша сулалö парма,
Сэтöнi нöрыс йыв медджуджыдiнас Кöсъя ме ньöжйöник висьтавны
öнi
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Pera et Zarań. |
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IEn grandissant, Pera étonnait tout
le monde, Et
un beau jour Pera eut l’âge de cinq ans. Ils étaient quatre frères et
sœur à grandir. Ils sont donc quatre frères et sœur,
et voici
Zarań la jolie fille aux yeux d’airelles
bleues, Notre Pera était un très
vaillant chasseur. Les frères et la sœur essartaient un
terrain. Et puis un jour voici que le grand
frère Öntip
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IПераыд быдмигас чуймöдлiс
йöзтö, Коркö
и
Пералы
вит
арöс
тыри. Быдмисны-сöвмисны нёль чоя-вока. Олöны-вылöны нёль чоя-вока —
Лöз чöдлач синъяса мича ныв
Зарань,
Пераыд зэв удал вöралысь вöлi. Вокъяскöд öтвылысь вöдитлiс
тыла. Сесся и коркö тай ыджыд вок Öнтип
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... (La suite est disponible dans l'ouvrage bilingue Kört Aïka et autres légendes komies [poèmes épiques de Mikhaïl Lebedev et de Vassili Lytkine ; choisis, traduits du komi et présentés par Sébastien Cagnoli], Paris : Adéfo, coll. "Poésies ouraliennes", 2010.) Pera travaille dans les champs. |
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Pera défend la patrie. |
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[1]
2 pouds ≈ 32,76 kg.
[2]
Le texte porte ici gudök, qui désigne
aujourd'hui l'accordéon, instrument emprunté aux Russes.
Mais il est question plus loin de sigudök,
l’instrument traditionnel komi
le plus représentatif, à cordes frottées.
[3]
Plus exactement, d’une
voix de « flûte de cygne » (juś
čipsan) — encore un instrument traditionnel komi, un genre de
trompe
végétale dont le son, produit par la vibration des
lèvres, évoque le chant du cygne.