"Frédéric Rédivone", un Polonais de Napoléon



L'enquête commence à Moyenneville, dans le département français de l'Oise, à la fin du Premier Empire. En mars 1812, Marie Angadrème Dupont a eu un enfant naturel : Geneviève Dupont. Déshonorée aux yeux des villageois, elle devient difficile à marier. En 1817, toutefois, âgée de 30 ans, la fille mère parvient à épouser un étranger, lui aussi dans une situation bancale puisqu'il s'agit d'un "déserteur polonais".

Enfance dans les vestiges du Grand-Duché de Lituanie 

Le garçon étant illettré, son identité et ses origines vont prendre une forme très obscure dans les registres d'état-civil.
  1. L'acte de mariage désigne l'époux sous le nom de "Frédéric Casimir Rédivone". Au fil des documents suivants (état-civil, recensements), le n a tendance à doubler : "Redivonne" ; par ailleurs, le é et le i se ressemblent souvent, ce qui ajoute encore un degré d'incertitude.
    Ce "Redivon(n)e" laisse perplexe. Il n'existe rien de tel en Europe. Après l'avoir remâché dans tous les sens, j'ai fini par trouver une ressemblance avec le hongrois "Radvány". "Radvány Frigyes" ? Mais le deuxième prénom a une consonance nettement polonaise. En fait, "Radvány" aurait une origine slave occidentale, et on trouve en Pologne la forme locale "Radwan" depuis le Moyen-Âge. Alors aurait-on affaire à un "Fryderyk Kazimierz Radwan" ? 
  2. Le deuxième problème est beaucoup plus classique : il concerne la date de naissance. Si je devine bien dans les profondeurs de la reliure du registre, le jeune homme serait né en 1792. Par contre, le recensement de 1831 consigne l'année 1793 (peut-être recalculée à partir de son âge ?). L'acte de décès (42 ans en 1833), quoique d'une fiabilité assez faible, pèserait plutôt en faveur de 1792. 
  3. Le déserteur est né en "Pologne russe", dans une localité du "palatinat de Poloczk".
    On reconnaît aisément la voïvodie de Połock, qui faisait partie du Grand-Duché de Lituanie au XVIIIe siècle. Région frontalière, cette province fut plusieurs fois affectée par le démembrement de la Pologne. À l'époque du mariage, toute la province de Połock fait partie de l'Empire russe. Mais avant 1795, ce n'était pas le cas : seule la rive droite de la Dvina était en Russie ("Lituanie russe"), l'autre moitié étant encore en Pologne. Par conséquent, la notion de "Pologne russe" qui figure dans l'acte n'est pas claire, et il va tout de même falloir chercher sur les deux rives. 
    [La carte ci-contre représente le Grand-Duché de Lituanie à l'époque de la naissance de Fryderyk : partagé entre Pologne et Russie, la voïvodie de Połock étant elle-même divisée par la frontière. La ville de Połock, sur la rive russe, est indiquée en rouge.]
  4. Le village natal est transcrit sous la forme "Draguenau". Là encore, rien de tel dans les environs. Au mieux, on pourrait chercher un rapprochement avec "Drobnin", "Dretoun", "Dagda", ou avec un certain "Dragodworck" (ou "Ragodworck"), qui apparaissent sur certaines cartes, et qui restent difficiles à identifier aujourd'hui.
    (Selon son acte de décès, Fryderyk serait né à "Varsovie", mais c'est sans doute une manière simpliste de dire qu'il était "polonais".)
  5. "Fils majeur de Fourr[in*?] Rédivone et de Rosalie Agaphia", tous deux morts avant 1817.
    Le prénom du père paraît inexploitable (Florian, éventuellement ?), et ceux de la mère sont déroutants : Rozalia peut être russe ou polonais, mais Agafia est catégoriquement russe (en polonais, on dirait Agata).

Les Français marchent sur Moscou

Lorsque les Français traversent le Niémen en juin 1812, Frédéric a tout juste 20 ans. Peut-être est-il une jeune recrue de l'armée russe, mais pas pour longtemps. On va le retrouver bientôt sous les drapeaux de Napoléon. (Est-ce là ce qu'on entend par "déserteur polonais" ? qu'il a déserté l'armée russe ?)
De nombreux Polonais suivent déjà Bonaparte, séduits par sa promesse de reconstituer le Royaume de Pologne. Les légions polonaises constituent la force étrangère la plus importante de la Grande Armée, avec 100.000 soldats, dont 37.000 sous le commandement du prince Jozef Poniatowski, neveu du dernier roi de Pologne et unique maréchal d'Empire d'origine étrangère. À cette époque, les Polonais sont regroupés dans l'"armée du duché de Varsovie" et dans les "légions de la Vistule".
La ville de Połock est le théâtre d'une première bataille en août 1812 (victoire française).
Puis les Français continuent vers Moscou, où ils vont essuyer leurs premières défaites. 


La province de Połock, totalement absorbée dans la Russie suite à la disparition de la Pologne. En bleu, itinéraire de l'armée napoléonienne entre Kowno et Moscou (aller-retour).
Ci-dessous : détail de la province
de Połock, devenue "gouvernement de Vitebsk" en 1802 (avec de Połock en rouge, et le nouveau chef-lieu, Vitebsk, en bleu ).


 
La première bataille de Polock, en août 1812. - Le défaite représentée par les Russes.

Retraite des Français

La retraite de Moscou va entraîner la mort de 70% des effectifs polonais de la Grande Armée.
Sur le chemin du retour, une nouvelle bataille se déroule à Połock en octobre 1812 (victoire russe) :



Puis Frédéric suit la retraite de l'armée napoléonienne (Leipzig...) jusqu'à Paris.
Il arrive donc sans doute en Île-de-France au début de l'année 1814 et s'établit dans un village de l'Oise.

Les Cent-Jours

Frederyk continue-t-il de se battre pour Napoléon en 1815 ?
(Ou bien l'expression "déserteur polonais" signifie-t-elle qu'il a déserté la Grande Armée ? Dans la seconde moitié du mois de mai 1815, les commandants déplorent un nombre important de déserteurs dans les régiments polonais. Ils expliquent à l'empereur que la plupart de ces déserteurs sont des Russes qui travaillaient auparavant dans les villages français et qui demandaient la permission de pouvoir y retourner. Malgré l'étroite surveillance d'un grand nombre d'entre eux, les commandants ne savent pas si ces déserteurs sont retournés dans les villages où s'ils se sont rendus à l'adversaire. Le fait est que les régiments plonais n'étaient pas pleinement satisfaits.)

Paysan dans l'Oise

Lorsqu'il se marie le 4 octobre 1817, Fryderyk est domicilié à Rouvillers, dans le département de l'Oise, non loin de la route de Paris à Lille. Âgé de 25 ans, il vivote de petits boulots agricoles (manouvrier).
À Moyenneville (le village de Marie Angadrème, où elle vivait déjà avec sa fille), le couple va donner naissance à 5 enfants, dont deux seulement atteindront l'âge adulte : Fidéline Adolphine (1820-1824), François Frédéric (1823-1883), Lucien (1826-1826), Louis Joseph Thédodore (né en 1828), puis Marie Geneviève Adolphine (1832-1833).

En 1831, la famille est recensée dans une maison à couverture de chaume. En fin d'année, la fille sans père se marie et quitte le foyer.
Peu après, c'est "Frédéric Rédivone" qui s'en va.
 

En 1833, on retrouve Frédéric à Paris, travailleur journalier (les époux sont-ils séparés ? en tout cas, ils ne sont pas officiellement divorcés).

Il est alors domicilié au 1 rue Frépillon (actuel tronçon sud de la rue Volta) : c'est la petite voie indiquée en vert dans le nord du plan ci-contre, entre le Temple et le Conservatoire des Arts et Métiers.

Il est hospitalisé à l'Hôtel-Dieu, qui se trouve alors au 4 parvis de Notre-Dame, directement sur la berge : en vert dans le sud du plan, sur l'île de la Cité.
Il y meurt le 9 juillet, âgé de 42 ans.

 
Le décès est retranscrit à Moyenneville en septembre.
Veuve, Marie Angadrème reste au village avec les deux fils, qui deviennent manouvriers (recensement de 1841). Elle ne se remariera pas.
François Frédéric quitte la maison dans les années 1840, sans doute pour la ville (il mourra jardinier à Clermont en 1883, apparemment célibataire).

Lors du recensement de 1846, il ne reste plus à Moyenneville que la mère et Louis Joseph Théodore, devenu cordonnier.
En 1851, les adresses sont plus précises : leur domicile est situé au "3 rue de Beaupuits" (la route qui part vers le sud-ouest en direction de Grandvillers-aux-Bois).



Marie Angadrème Dupont veuve Rédivone meurt à Moyenneville le 25 septembre 1855.
Louis Joseph Théodore a 27 ans. Quitte-t-il le village ? Se marie-t-il ?
Un "Laurent Redivone" se mariera quelque part, selon un registre de publication des bans conservé en Eure-et-Loir. Est-ce son fils ? A-t-il une descendance ? Dès la fin du XIXe siècle, le nom semble avoir totalement disparu.