Mihail Lebedev

Le monceau d'or

(1918)




Les protagonistes de ce poème de Lebedev sont des chasseurs, deux frères qui vivent en parfaite harmonie (du moins au début). L’aîné s’appelle Vańö (forme komie du prénom russe Ivan, c’est-à-dire Jean) et le cadet Öńö (Andreï, André).

Les anciens chasseurs komis poursuivaient deux types de gibiers, qui constituaient leur principale source de revenus : les bêtes à plumes et les bêtes à fourrure. Les premiers sont principalement la gélinotte (coq des marais) et le tétras (coq de bruyère), gallinacés voisins la perdrix. Pour la fourrure, on chassait essentiellement l’écureuil, ainsi que la martre — mais le gibier le plus prisé, dans les forêts du nord de la Russie, c’est le renard argenté, dont la fourrure fait la fortune des marchands.

Lebedev développe ici le thème du trésor caché et ensorcelé, qui n’est pas rare dans les contes populaires (et qui ne le sera que davantage avec le communisme) : la richesse rend l’homme mauvais, c’est un grand serpent dont il vaut mieux ne pas s’approcher.

Les 53 quatrains du poème ont exactement la même structure que ceux de Iag Mort.


Le monceau d’or

Зарни чукöр

En un village, en un hameau,
Deux frères vivaient calmement.
Jamais ils n’avaient de dispute,
Aucun des deux n’était méchant.

Un jour ils partirent ensemble
Chasser perdrix et écureuil.
Dans le fond, ils pensaient ceci :
« Et si nous trouvions un renard ? »

Les frères marchent à grands pas,
Laissant leur maison loin derrière.
Dans la fôret ils rencontrèrent
Un homme âgé à barbe blanche.

« Écoutez, n’allez pas plus loin,
Leur dit le grand-père barbu.
Par ce chemin, mes chers enfants,
Vous ne trouverez rien du tout. »

« Bien sûr que si. Qu’en sais-tu donc ?
Lui répondit l’un des deux frères.
Ce qu’on voit de cette forêt
Ne nous paraît pas trop mauvais. »

Le vieux grand-père à nos deux frères
Redit : « Écoutez-moi. Ici,
Point de perdrix ni d’écureuil,
Renard et louveteau non plus.

Je vous en prie, n’y allez pas.
Un grand serpent gît près d’ici.
Écoutez-moi, qui suis âgé.
Et l’homme âgé n’est pas dément.

Allez-y : il vous mangera,
Ainsi que l’ours mange la vache.
Rentrez chez vous, mes bons enfants,
Tant que vous êtes encor vifs. »

Le vieux s’en fut parmi les arbres.
Longtemps les frères demeurèrent.
Ensuite, après conversation,
Le sang bouillonna dans leurs cœurs.

« Allons-y, n’ayons peur de rien.
Tiens, Vańö, allons çà et là ! »
Ainsi parla à son grand frère
Öńö, le plus jeune des deux.

L’aîné brandit son arquebuse :
« Voici ce qu’on a pour la bête !
Mon arquebuse et ta cognée
Vont lui raccourcir l’existence ! »

En avant les gars se ruèrent.
Öńö porte sa hache au poing.
L’autre se tient prêt à tirer.
Nul des deux n’a la main qui tremble.

Ils ne coururent pas longtemps.
Une clairière entre les arbres
Apparut, où de jolies fleurs
Poussaient parmi une herbe drue.

Alentour regardent les frères,
Si le serpent montre sa tête,
Et qu’il ne tombe tout d’abord
Sous leur propre coup d’arquebuse.

Mais le serpent n’apparaît pas.
On entend bruire la clairière.
Öńö vit un grand monticule
Rouge et brillant comme le feu.

« Qu’est-ce là qui nous éblouit ?
Quelqu’un a allumé un feu ?
S’exclama-t-il. Allons, Vańö,
Approchons-nous de ce prodige.

Au tas brillant comme le feu
Les frères vinrent sur-le-champ.
Et ils écartèrent les bras,
S’émerveillant et s’écriant :

« Des pièces d’or ! Un monceau d’or !
Richesse innombrable, infinie !
On n’en verra jamais autant,
Même par-delà l’océan !

Avec cet or, il va pousser
Des ailes sur nos deux épaules.
Avec ces pièces, nous vivrons
Comme vivent les négociants.

Notre logis grand comme un temple,
Nous y mangerons du pain blanc,
Aurons des samovars d’argent,
Tasses d’argent, cuillers d’argent.

Nous devons aller au bazar :
Cocher, la troïka est prête ?
Ce sera la vie de château :
Douce, agréable, et très joyeuse ! »

Ainsi devisèrent les frères,
Voilà quel était leur discours.
La dimension du monceau d’or
Était d’une brasse de tour.

« Écoute un peu ce vieux grand-père,
Reprit Vańö tout guilleret.
Si nous n’étions venus ici,
Nous serions longtemps restés pauvres. »

« Toutes ces pièces, reprit l’autre,
Rassasieront beaucoup de bouches.
Et les enfants de nos enfants
N’en verront pas encor le bout. »

Mais ils méditent en secret :
« Cette affaire est bien ennuyeuse,
Que ces richesses que voilà
À moi tout seul ne soient échues. »

Longtemps ils furent immobiles.
L’or leur éblouissait les yeux.
Une pensée hantait leurs têtes :
« La moitié du tas fera peu ! »

Vańö dit à son petit frère :
« L’or n’ira pas dans la besace.
Tu ne peux tout porter sur toi,
Sans cheval tu ne feras rien.

Rentre, Öńö, chercher un cheval.
Tes jeunes jambes vont plus vite :
Ici je veillerai sur l’or,
Jusqu’à ton retour au galop. »

Öńö ne s’y opposa point :
Ça ne lui prendrait pas longtemps.
Il prit sa hache sous le bras,
Au logis fila promptement.

Öńö fut vite à la maison,
Il ne revient pas de sa joie.
« Baba, Baba, ce qu’on a vu !
Beaucoup de roubles en monnaie !

Dans le bois gît un monceau d’or,
Richesse innombrable, infinie.
On n’en verra jamais autant,
Même par-delà l’océan !

Mon frère âiné veille sur l’or,
Pendant que j’amène un cheval.
Il veut emporter de là-bas
La moitié de l’or, pour sa part.

Allons, Baba, ne donnons pas
La moitié de l’or à mon frère.
De ce monceau qui est le nôtre
Qu’il ne soustraie pas trois kopecks.

Vite, vite, Baba, fais cuire
Un poison mortel dans du pain,
J’en ferai manger à mon frère
Et puis tout ira pour le mieux. »

La baba dit à son moujik :
« J’y vais illico, n’aie pas peur.
Le monceau d’or sera à nous,
Partageons point avec ton frère. »

Elle prit un poison mortel,
En mit deux pincées dans du pain.
Elle en fit cuire dix boulettes
Et enduisit le tout de beurre.

Öńö prit les petits pains ronds
Et dit : « Tu as bien travaillé !
Si frérot meurt, le monceau d’or
Je l’emporterai tout entier ! »

Le cheval prêt et attelé,
Il se précipita derrière.
Il pousse Ryžko en criant :
« Hue, hue, dépêche-toi, mon coeur !… »

Pendant qu’il approchait, Vańö,
Le frère aîné qui gardait l’or,
Dans un élan de convoitise
Pensait des pensées malicieuses :

« Öńö arrive vite, vite,
Tu ne peux t’en débarrasser.
Il faut partager le tas d’or,
Donner la moitié du monceau.

Je ne ferai pas le partage,
Ne donnerai pas trois kopecks !
Je l’abattrai à l’arquebuse,
Et j’aurai le tout pour moi seul. »

Vańö s’étend derrière l’or,
Il sait ce qu’il lui reste à faire :
Il mit l’arquebuse à l’épaule,
Leva le chien, prêt à tirer.

Son cœur était comme une pierre,
Il ne chérissait plus son frère.
Seul l’or était cher à ses yeux,
Seul l’or lui causait du chagrin.

Il était tapi depuis peu,
Quand il entend trotter tout près.
Il voit arriver en télègue
Son petit frère à vive allure.

Vańö ne frémit pas du bras,
Car il était un bon tireur.
Il tira sur son frère au front,
Afin de lui fendre la tête.

La balle trouva son chemin,
La balle ne manqua sa cible.
Öńö tomba, Öńö mourut.
Il ne connut pas la richesse.

Vańö se releva de terre,
Et il avait les yeux hagards :
« Je n’ai plus besoin de donner
Au cadet la moitié du tas.

À présent, à moi sera l’or,
Le grenier plein, le pain d’épice.
À présent, ma vie de château
N’aura de terme ni de fin.

Au rang de riche négociant
À présent la voie m’est tracée.
À présent, même le doyen
Ne pourra pas m’incarcérer ! »

Alors il vit sur le traîneau
Des boules d’un beau pain moelleux.
« Attends, mangeons d’abord un peu.
Il n’est pas bon d’être affamé. »

Il mangea un petit pain rond,
En mangea trois, en mangea quatre.
Les mangea tous jusqu’au dernier,
Sans en laisser la moitié d’un.

Son œil s’assombrit, s’aveugla,
Son âme emportée par la mort.
Le poison mortel le tua,
Et il ne put emporter l’or.

Telle fut la fin des deux frères.
L’homme âgé n’était pas dément :
Là-bas, ainsi qu’il l’avait dit,
Un grand serpent gisait vraiment.

Öти сиктын, öти грездын
Бура олiсны кык вок.
Налöн некор зык эз вöвлы,
Некоднанныс эз вöв лёк.

Öтчыд мöдöдчисны найö
Öтув кыйны сьöла–ур.
Асьныс думайтöны сiдзи:
«Ещö ручыс оз–ö сюр».

Öдйö восьлалöны вокъяс.
Ылö коли налöн горт.
Ягын паныдасис накöд
Еджыд тошка пöрысь морт.

«Кывзöй, энö мунö водзö,—
Шуис налы тошка дед.—
Тайö туйöд, муса пиян,
Нинöм тiянлы оз шед».

«Гашкö, шедас, мыйöн тöдан,—
Вочавидзис öти вок.—
Миян видзöдöмöн, ягыс
Танi абу вывтi лёк».

Пöрысь дед кык воклы бара
Шуис: «Кывзöй менö тi.
Танi абу ур ни сьöла,
Абу руч ни кöин пи.

Бур кö колö, энö мунö.
Матын куйлö ыджыд змей.
Кывзöй менö, пöрысь мортöс.
Пöрысь мортыд абу йöй.

Мунад водзö — змейыд сёяс,
Кыдзи мöскöс сёйлö ош.
Гортö бергöдчöй, бур пиян,
Кытчöдз лов тiян эз вош».

Старик пуяс сайö пырис.
Вокъяс сулалiсны дыр.
Сэсся сёрни бöрын налöн
Пузис сьöлöмъясын вир.

«Мунам водзö, нинöм повны.
Кывзы, Ваньö, мунам лок!»
Сiдзи ыджыдыслы шуис
Öньö нима ичöт вок.

Ыджыд вокыс пищаль лэптiс:
«Змейлы со мый миян эм!
Тэнад чер да менам пищаль
Сылы дженьдöдасны нэм!»

Водзö уськöдчисны вокъяс.
Öньö кутö киас чер.
Мöдыс лöсьöдчöма лыйны.
Киныс некодлöн оз дзöр.

Недыр котöртiсны найö.
Воссис пуяс костын луд.
Мича дзоридз сэнi быдмö,
Турун лэптысьöма сук.

Гöгöр видзöдöны вокъяс,
Оз–ö мыччысь змейлöн юр,
Оз–ö войдöр сiйö ачыс
Налы лыйöм улö сюр.

Змей оз мыччысь, змей оз тыдав.
Кышакылö луд выв эрд.
Öньö аддзис ыджыд чукöр
Би кодь югыд, би кодь гöрд.

«Мый но тайö синмöс ёрö?
Кодкö пестiс öмöй би?—
Шуис сiйö.— Ветлам, Ваньö,
Тайö дивö дiнад ми».

Би кодь югыд чукöр дiнö
Вокъяс воисны дзик пыр.
Кияс шевгöдiсны найö
Шензигтыр да горзiгтыр:

«Зарни деньга! Зарни чукöр!
Лыдтöм, помтöм озырлун!
Деньга та мында он аддзы,
Кöть тэ море сайö мун!

Тайö озырлунöн быдмас
Миян пельпом сайын борд.
Тайö деньгаöн ми олам,
Кыдзи олö купеч морт.

Вичко ыджда керка лэптам,
Пондам сёйны еджыд нянь.
Ньöбам эзысь самöваръяс,
Эзысь тасьтi, эзысь пань.

Базар вылö ковмас мунны:
Кучер, доддяв тройка вöв!
Барскöй олöм сэки лоас:
Кокньыд, лöсьыд, гажа зэв!»

Тадзи сёрнитiсны вокъяс,
Татшöм вöлi налöн кыв.
Зарни чукöрыслöн ыджда
Лои гöгöр öти сыв.

«Со и кывзы пöрысь дедöс,—
Кайтiс Ваньö радлiгтыр.—
Татчö эгö кö ми локтöй,
Гöля олiм эськö дыр».

«Тайö деньга,— мöдыс шуис,—
Пöттöдз вердас уна вом.
Миян челядьнымлöн челядь
Оз на аддзы сылы пом».

Асьныс мöвпалöны гусьöн:
«Дело сiйöн абу бур,
Мыйла тайö озырлуныс
Меным öтнамлы эз сюр».

Дыркодь сулалiсны найö.
Зарни ёрис налысь син.
Юрын öти дум и волi:
«Этша лоас чукöр джын!»

Ваньö ичöт воклы шуис:
«Нопйö зарниыс оз тöр.
Ставсö ас вылад он кыскы,
Вöвтöг нинöмтор он кер.

Ветлы, Öньö, гортö вöвла.
Тэнад томджык меысь кок:
Танi зарнисö ме видза,
Кытчöдз вöлöн тэ он лок».

Öньö пыксьыны эз понды:
Мем пö мунны абу дыр.
Черсö киняулас босьтiс,
Гортö мöдiс пырысь–пыр.

Регыд Öньö гортас воис,
Асьсö радысла оз чайт.
«Баба, баба, мый ми аддзим!
Деньга уна–уна шайт!

Ягын куйлö зарни чукöр,
Лыдтöм, помтöм озырлун.
Деньга та мында он аддзы,
Кöть тэ море сайö мун!

Ыджыд вокöй зарни видзö,
Кытчöдз вöлöс ме ог вай.
Сiйö кöсйö сэтысь босьтны
Чукöр джынсö, ассьыс пай.

Кывзы, баба, огö сетö
Воклы зарни чукöр джын.
Тайö чукöрысь мед миян
Öти куим ур оз чин.

Öдйö, öдйö, баба, пöжав
Кулан зелля вылын нянь,
Тайö няньöн вокöс верда
Ставыс лоас сэсся шань».

Баба мужикыслы шуис:
«Дзик пыр пöжала, эн пов.
Зарни чукöр миян лоас,
Воккöд юксьыны оз ков».

Корсис сiйö кулан зелля.
Пуктiс няньö чепöль кык.
Сэтысь пöжалi дас кöвдум
Выйöн мавтiс ставсö дзик.

Öньö кöвдумъяссö босьтiс,
Шуис: «Бур жö вöчин тэ!
Вок кö кулас, зарни чукöр
Дзоньнас аслым кыска ме!»

Вöвсö доддялiс да мöдiс
Сiйö тэрмасигтыр бöр.
Вöтлö Рыжкоöс да горзö:
«Ноко, öддзöд, сьöлöмшöр!..»

Сiйö ветлiгкостi Ваньö,
Зарни видзысь ыджыд вок,
Дзик жö сэтшöм горшлун кузя
Думсö думайтöма лёк:

«Регыд, регыд Öньö локтас,
Сыысь некыдзи он мын.
Ковмас зарни чукöр юкны,
Ковмас сетны чукöр джын.

Ог ме сыкöд бурöн юксьы,
Öти куим ур ог сет!
Сiйöс пищальысь ме лыя,
Ставыс меным коляс мед».

Водiс Ваньö чукöр сайö,
Тöдö, керны колö мый:
Пищаль пельпом дiнö пуктiс,
Курöк лэптiс, сöмын лый.

Из кодь лои сылöн сьöлöм,
Мустöм лои сылы вок.
Сöмын öти зарни муса,
Сöмын зарниысь и шог.

Дыр–ö, недыр сiйо куйлiс,—
Кылö: матын рöдтö вöв.
Аддзö: телегаöн локтö
Ичöт вокыс öдйö зэв.

Киыс Ваньöлöн оз тiрав,
Лыйсьысь вöлi сiйö бур.
Плешас воклы пуля лэдзис,
Мед пö потас сылöн юр.

Пуля ассьыс туйсö аддзис,
Пуля мöдлаö эз мун.
Öньö усис, Öньö кулi.
Эз ло сылы озырлун.

Ваньö öдйö муысь чеччис
Гöгрöс лои сылöн син.
«Öнi,— шуö,— оз ков сетны
Ичöт воклы чукöр джын.

Öнi зарни менам лоас,
Арся нянь моз, йöртöд тыр.
Öнi менам барскöй олöм
Оз и помась, оз и быр.

Озыр купеч пöвстö петны
Öнi воссис меным туй.
Öнi весиг старшинаыд
Менö арестö оз сюй!»

Сэки доддьысь сiйö аддзис
Мича кöвдум, небыд нянь.
«Часлы, сёйышта пö войдöр.
Тшыгйöн овны абу шань».

Сёйис сiйö öти кöвдум,
Сёйис куим, сёйис нёль.
Сёйис ставсö, мыйта вöлi,
Öти кöвдум джын эз коль.

Бердi, пемдiс сылöн синмыс,
Смертьыс босьтiс сылысь лов.
Кулан зелля сiйöс виис,
Зарни нуны эз и ков.

Олöм помасис кык воклöн.
Пöрысь мортыс эз вöв йöй:
Сiйö шуöм кузя, сэнi
Збыльысь куйлiс ыджыд змей.



Traduit du komi et présenté par Sébastien Cagnoli (2007).
Texte original établi avec l'aide de Vit Serguievski.

Certaines références datent ce texte de 1926.

© 2007, S. Cagnoli
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