Dans le poème
qui suit, Lebedev s’inspire d’une vieille
légende orale des Zyriènes
de
l’Ijma, dont la première version écrite a
été publiée en 1848.
Iag Mort est une créature humanoïde qui hante les forêts du bassin de la Petchora (son nom signifie littéralement « l’homme des bois »). Cette légende remonte à une époque lointaine, où les anciens Komis vivaient principalement de la chasse et de la pêche : cet homme des bois, qui pillait leurs forêts et mettait leurs vies en danger, constituait une menace quotidienne insoutenable. Dès le berceau, les enfants de l’Ijma apprennent à craindre l’ogre qui rôde parmi les arbres :
Яг Морт ыджыд |
Iag Mort est grand, |
Les
témoignages s’accordent pour le décrire comme une
créature de forme humaine, mais « grand comme un
pin » (si
grand que la terre recouvrant sa gigantesque dépouille formera
une colline au
bord de la rivière), les yeux rouges, le corps couvert de poils,
éventuellement
vêtu de peaux de bêtes. Comme il est doué d’une
force physique extraordinaire
qui en fait un adversaire invincible, il sème une terreur
panique parmi les
paysans de la région.
Lebedev relate à sa manière le conte du chasseur Tougan et de sa bien-aimée Raïda, capturée par le monstre. On notera que c’est ici le bouleau, bois sacré des anciens Komis, qui vient à bout de l’horrible créature. Mais si un happy end attend les deux amoureux à la fin du poème, ce n’est pas le cas de toutes les versions ! En général, quand Tougan et ses camarades atteignent la caverne du monstre au bord de la rivière, ils y trouvent le cadavre de Raïda à peine reconnaissable, parmi les ossements de nombreuses autres victimes.
Cette légende ancestrale, jusqu'à présent, n’a jamais rien perdu de sa fraîcheur et de son actualité. Dans la seconde moitié du XXème siècle, des habitants du grand nord de la Russie affirmaient encore avoir vu surgir des bois une grande créature velue d’apparence vaguement humaine, avec des yeux rouges perçants, et l’on relevait ici et là des empreintes de pas à la forme inexplicable. Qu’il s’agisse d’hommes sauvages vivant à l’écart de la société — en France aussi on a connu jusqu’au XIXème siècle, quoique sous un climat plus clément, des cas d’enfants abandonnés dans la nature, qui grandissaient livrés à eux-mêmes —, d’hallucinations favorisées par des traditions animistes que le christianisme n’a pas tout à fait écartées (surtout dans le nord du pays, plus difficile d’accès aux missionnaires, et à la population plus clairsemée), ou encore d’un chaînon manquant qui aurait toujours échappé aux classifications des naturalistes, une chose est sûre : Iag Mort hante bel et bien les forêt du bassin de la Petchora depuis des millénaires.
Ce mythe national a beaucoup inspiré les artistes komis. Outre de nombreuses représentations graphiques (peintures de Vasili Ignatov, gravures d’Arkadi Mochev, etc.), il a fait l’objet d’un ballet sur un livret de G. Trenev et une musique de Iakov Perepelitsa, créé en 1961 à l’Opéra de la république komie.
Lebedev, en 1928,
raconte cette légende en 80 quatrains de
tétramètres trochaïques, avec rime et omission de la
dernière syllabe sur les
vers pairs. Je propose de restituer des octosyllabes, mais sans les
rimes.
Iag Mort |
Яг Морт |
Les Komis ont
connu beaucoup
Il y marchait,
tel l’ours velu, Il avait un
buste fort long — En pleine nuit,
il voyait tout, De temps
à autre, d’une main
Les gens le
craignaient follement,
À un
grand nombre de chasseurs
|
Уна тöдлiс коми войтыр Ветлiс сэнi, пашкыр ош моз, Туша сылöн вöлi ыджыд — Войшöр-войын быдтор аддзис Мукöддырйи öти киöн Йöзыс садьтöг сыысь полiс, Уна вöралысьлысь сiйö |
Iag Mort faisant fuir les animaux. |
|
Sur l’Izva[1],
au
hameau
Joyeux,
Il avait une
fille unique, De l’aube
jusqu’au crépuscule,
«
Pourquoi s’affliger ?
disait-elle.
La fille
égayait sa maman, Les jeunes gens
avaient le cœur Raïda
répondait en riant : Ce propos de la
fille unique, Le
garçon s’appelait Tougan.
Raïda,
quand vint le jour des noces,
Le soleil
brille dans le ciel, Raïda
marche, amasse des fraises, Quel est, dans les pins de la rive,
La fille eut
peur de tout son cœur :
Un pin fit du
tohu-bohu, De la
forêt fit irruption,
Avec deux
sagènes de lame[2],
Un habit
couvrait ses épaules :
Là
où Raïda cueillait les fraises
Ce dragon rugit
comme un ours.
Iag Mort
trancha un arbre à
terre,
Emportant sa
jolie trouvaille, Raïda
disparut du village.
Triste comme le
ciel d’automne « Je
sais, je sais, affirma-il, Il
réunit sans plus attendre
Écoutez,
les gars, en Komi,
Ce soir
Raïda a disparu, Partons sans
peur, mes chers
amis, Dans quelque
forêt inconnue, Pour
sûr, nous y verrons Raïda,
|
Изьва дорын, Кыпыд сиктын, Сылöн вöлi шань да мича Асывводзсянь рöмыд рытöдз «Мый пö жугыльтчöмöн овны. Мамыс нимкодясис нывнас, Томджык
войтыръяслöн сьöлöм Райда
шмонитöмöн шулiс: Татшöм сёрни
öтка нывлöн Зонлöн нимыс
вöлi Туган. Свадьба лунлы паныд
Райда Енэж вылын шондi
ворсö, Ветлö Райда,
озсö öктö, Мый нö тайö
вадор ягас Повзис сьöлöм
öтка
нывлöн: Руч-рачмунi öти
пожöм, Вöрсьыс петiс
ыджыд шыöн, Сылöн тушаыс кык
сывйысь, Пельпом вылас вöлi
паськöм — Кöнi Райда
озсö вотiс Ош моз равöстiс
лёк гундыр. Яг Морт пусö
муö сутшкис, Мича сюрöмторнас
сiйö Воши Райда Кыпыд
сиктысь. Арся кымöръяс кодь
жугыль «Тöда,
тöда,— сiйö шуис:— Матiгöгöрса
том йöзöс Кывзöй, зонъяс,
коми муын Тöрыт воши миян
Райда, Петам повтöг, дона
ёртъяс, Кöнкö ылын,
тöдтöм ягын Гашкö,
Райдаöс ми
аддзам,
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... (La suite est disponible dans l'ouvrage bilingue Kört Aïka et autres légendes komies [poèmes épiques de Mikhaïl Lebedev et de Vassili Lytkine ; choisis, traduits du komi et présentés par Sébastien Cagnoli], Paris : Adéfo, coll. "Poésies ouraliennes", 2010.) L'appel au combat contre Iag Mort. |
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Le combat contre Iag Mort. |