Mihail Lebedev

Iag Mort

une légende zyriène (1928)




L'abominable homme des bois

Dans le poème qui suit, Lebedev s’inspire d’une vieille légende orale des Zyriènes de l’Ijma, dont la première version écrite a été publiée en 1848.

Iag Mort est une créature humanoïde qui hante les forêts du bassin de la Petchora (son nom signifie littéralement « l’homme des bois »). Cette légende remonte à une époque lointaine, où les anciens Komis vivaient principalement de la chasse et de la pêche : cet homme des bois, qui pillait leurs forêts et mettait leurs vies en danger, constituait une menace quotidienne insoutenable. Dès le berceau, les enfants de l’Ijma apprennent à craindre l’ogre qui rôde parmi les arbres :

Яг Морт ыджыд
кыдз бур коз,
Яг Морт сьöд,
кыдз пач шом.
Эн бöрд, пиö,
Яг Морт воас,
Кутан бöрдны—
тэнö сёяс.

Iag Mort est grand,
Comme un sapin.
Iag Mort est noir,
Comme la suie.
Ne pleure pas,
Iag Mort viendra,
Et si tu pleures
Il te mangera.

Les témoignages s’accordent pour le décrire comme une créature de forme humaine, mais « grand comme un pin » (si grand que la terre recouvrant sa gigantesque dépouille formera une colline au bord de la rivière), les yeux rouges, le corps couvert de poils, éventuellement vêtu de peaux de bêtes. Comme il est doué d’une force physique extraordinaire qui en fait un adversaire invincible, il sème une terreur panique parmi les paysans de la région.

Lebedev relate à sa manière le conte du chasseur Tougan et de sa bien-aimée Raïda, capturée par le monstre. On notera que c’est ici le bouleau, bois sacré des anciens Komis, qui vient à bout de l’horrible créature. Mais si un happy end attend les deux amoureux à la fin du poème, ce n’est pas le cas de toutes les versions ! En général, quand Tougan et ses camarades atteignent la caverne du monstre au bord de la rivière, ils y trouvent le cadavre de Raïda à peine reconnaissable, parmi les ossements de nombreuses autres victimes.

 

Cette légende ancestrale, jusqu'à présent, n’a jamais rien perdu de sa fraîcheur et de son actualité. Dans la seconde moitié du XXème siècle, des habitants du grand nord de la Russie affirmaient encore avoir vu surgir des bois une grande créature velue d’apparence vaguement humaine, avec des yeux rouges perçants, et l’on relevait ici et là des empreintes de pas à la forme inexplicable. Qu’il s’agisse d’hommes sauvages vivant à l’écart de la société — en France aussi on a connu jusqu’au XIXème siècle, quoique sous un climat plus clément, des cas d’enfants abandonnés dans la nature, qui grandissaient livrés à eux-mêmes —, d’hallucinations favorisées par des traditions animistes que le christianisme n’a pas tout à fait écartées (surtout dans le nord du pays, plus difficile d’accès aux missionnaires, et à la population plus clairsemée), ou encore d’un chaînon manquant qui aurait toujours échappé aux classifications des naturalistes, une chose est sûre : Iag Mort hante bel et bien les forêt du bassin de la Petchora depuis des millénaires.

Ce mythe national a beaucoup inspiré les artistes komis. Outre de nombreuses représentations graphiques (peintures de Vasili Ignatov, gravures d’Arkadi Mochev, etc.), il a fait l’objet d’un ballet sur un livret de G. Trenev et une musique de Iakov Perepelitsa, créé en 1961 à l’Opéra de la république komie.

Lebedev, en 1928, raconte cette légende en 80 quatrains de tétramètres trochaïques, avec rime et omission de la dernière syllabe sur les vers pairs. Je propose de restituer des octosyllabes, mais sans les rimes.


Iag Mort

Яг Морт

Les Komis ont connu beaucoup
De jours sans joie, d’âges funestes.
En un temps lointain, il leur vint
Dans la taïga un grand malheur.

Il y marchait, tel l’ours velu,
Un dragon d’homme au cuir laineux,
Venu, sans doute, des ondins,
Ami, sans doute, des sylvains.

Il avait un buste fort long —
Comme un pin dépourvu de branches.
En guise d’habits, il portait
Trois peaux d’élans cousues ensemble.

En pleine nuit, il voyait tout,
De ses horribles yeux rougeâtres.
Dans un coin du bois triste et sombre
Il avait son habitation.

De temps à autre, d’une main
Il élançait un tronc massif.
Tel était le nommé Iag Mort,
Dragon des bois ou bête fauve.

Les gens le craignaient follement,
Nuit et jour ils faisaient le guet :
Et si par là, d’entre les arbres,
Son bras hirsute apparaissait ?

À un grand nombre de chasseurs
Il prit la vie en plein travail.
Telle infortune attendait donc
Ceux qui ne craignaient ce dragon.


Уна тöдлiс коми войтыр
Шудтöм лун да гажтöм кад.
Коркö важöн сылы волi
Парма пытшкын веськыд мат.

Ветлiс сэнi, пашкыр ош моз,
Гундыр сяма гöна морт,
Гашкö, вакуль пöвстысь петысь,
Гашкö, вöрсаяслöн ёрт.

Туша сылöн вöлi ыджыд —
Быттьö увтöм пожöм пу.
Паськöм пыдди сiйö новлiс
Куим вуртöм йöра ку.

Войшöр-войын быдтор аддзис
Сылöн мисьтöм гöрдов син.
Кöнкö шуштöм пемыд вöрын
Вöлi сылöн оланiн.

Мукöддырйи öти киöн
Сiйö шыбитлiс кыз кер.
Татшöм вöлi Яг Морт нима
Вöрса гундыр нисьö зверь.

Йöзыс садьтöг сыысь полiс,
Дзоргис гöгöр лун и вой:
Оз-ö кыськö пуяс костысь
Мыччысь сылöн гöна сой?

Уна вöралысьлысь сiйö
Кыйсянiнас босьтiс лов.
Шоч нин вöлi сэтшöм мортыс,
Кодi гундырысь эз пов.


Yag Mort enlevant le bétail
Iag Mort faisant fuir les animaux.

Sur l’Izva[1], au hameau Joyeux,
Là habitait un vieux grand-père,
Qui mangeait bien, qui buvait bien,
Qui n’était ni riche ni pauvre.

Il avait une fille unique,
Sage et jolie, nommée Raïda.
Le chagrin ne l’accablait pas :
Tous les jours elle chantonnait.

De l’aube jusqu’au crépuscule,
Elle n’était jamais assise,
Mais sautillait comme un oiseau
Et ne sortait point sans chanter.

« Pourquoi s’affliger ? disait-elle.
Iag Mort n’est pas encor venu !
Un jour je vieillirai, c’est sûr,
Et mon pied sera moins agile. »

La fille égayait sa maman,
Son vieux père en faisait l’éloge :
« Voici, disait-il, ma chérie
Qui chante comme un rossignol ! »

Les jeunes gens avaient le cœur
Toujours malade pour Raïda :
« Combien de temps attendra-t-elle
Pour choisir en moi son mari ? »

Raïda répondait en riant :
« Je n’ai nul besoin d’un mari.
Je puis encor, sans en avoir,
Mener une agréable vie ! »

Ce propos de la fille unique,
En vérité, ne dura guère.
Bientôt avec un grand gaillard
Vint le moment de ses fiançailles.

Le garçon s’appelait Tougan.
Il capturait de nombreux ours.
Lorsqu'il chassait, il se montrait
Le plus hardi, le plus rapide.

Raïda, quand vint le jour des noces,
Partit cueillir de douces fraises.
Elle emporta un récipient,
Un petit seau pour la cueillette.

Le soleil brille dans le ciel,
Et du midi souffle un vent chaud.
Dans l’herbe moelleuse, les fleurs
Poussent irrésistiblement.

Raïda marche, amasse des fraises,
Remue le bras avec vigueur.
Et de chanter : « J’aime un garçon
Que demain je vais épouser ! »

Quel est, dans les pins de la rive,
Ce bruit d’oiseaux qui retentit ?
Pourquoi le renne s’enfuit-il,
Le museau dégouttant d’écume ?

La fille eut peur de tout son cœur :
« N’est-ce pas Iag Mort qui vient là ? »
Elle entend le fracas tout proche
D’un pied pesant sur le sol ferme.

Un pin fit du tohu-bohu,
Sa cime cassa et tomba,
Dans les airs s’éleva un cèdre…
La pauvre fille était pantoise.

De la forêt fit irruption,
En rafale, un homme velu,
Laid comme un ours : sans aucun doute,
Un ami des démons des bois.

Avec deux sagènes de lame[2],
Sa hache était loin d’être courte.
Cheveux et barbe étaient battus,
Fagot de paille, par le vent.

Un habit couvrait ses épaules :
Trois peaux d’élans cousues ensemble.
Et il tenait dans sa main droite
Un large pin cassé en deux.

Là où Raïda cueillait les fraises
Était une vaste clairière.
La cueilleuse y fut aperçue
Par l’œil clair du velu bonhomme.

Ce dragon rugit comme un ours.
Raïda tomba inanimée,
Ainsi que tombe sous la hache
Le saule grêle aux tendres feuilles.

Iag Mort trancha un arbre à terre,
Mais ne tua pas la pauvrette.
Puis il prit la fille inconsciente
Dans sa main dure comme fer.

Emportant sa jolie trouvaille,
Il partit avant son réveil.
Sa trace fut cachée, fermée
Par le bois sombre aux feuilles denses…

Raïda disparut du village.
Le chagrin accabla son père.
La mère verse un flot de larmes.
Où est passé leur rossignol ?

Triste comme le ciel d’automne
Était Tougan, le grand gaillard,
Qui ne se plaignait à personne,
Tant vif et fort que d’ordinaire.

« Je sais, je sais, affirma-il,
Qui a causé pareil chagrin.
Iag Mort a pris ma bien-aimée.
La retrouver : voilà mon but ! »

Il réunit sans plus attendre
Les jeunes gens du voisinage :
« Venez ici, mes chers amis,
Venez, vous dont le sang bouillonne !

Écoutez, les gars, en Komi,
Vivre est devenu trop néfaste.
Tous les jours vient à nos oreilles
Un cri plaintif : hélas ! hélas !

Ce soir Raïda a disparu,
Demain, ce sera quelqu’un d’autre.
Iag Mort a pris la pauvre fille.
Qui donc ici ne le devine ?

Partons sans peur, mes chers amis,
Rechercher son habitation !
Tels des faucons, volons ensemble,
Nous dont le cœur n’est pas de glace.

Dans quelque forêt inconnue,
Sa cabane est aménagée.
Si là-bas nous le rejoignons,
Pour sûr, nous en viendrons à bout.

Pour sûr, nous y verrons Raïda,
Si Iag Mort ne l’a dévorée.
Pour sûr, près de chez le dragon
Ne gît pas encor son cadavre. »


Изьва дорын, Кыпыд сиктын,
Олiс сэки пöрысь пöль.
Бура сёйис, бура юис,
Эз вöв озыр, эз вöв гöль.

Сылöн вöлi шань да мича
Райда нима öтка ныв.
Öтка нылöс шог эз босьтлы —
Быд лун сьылiс сьыланкыв.

Асывводзсянь рöмыд рытöдз
Сiйö пуксьылöм эз тöд,
Лэбач моз пыр чеччалiс да
Сьывтöг ывлаö эз пет.

«Мый пö жугыльтчöмöн овны.
Яг Морт татчö эз на лок!
Коркö пöрысьма да сэки,
Гашкö, надзмас менам кок».

Мамыс нимкодясис нывнас,
Ошкис сiйöс пöрысь ай:
«Со пö миян донаторйыд
Сьылö, быттьö колипкай!»

Томджык войтыръяслöн сьöлöм
Висис Райда вöсна пыр:
«Мый пö
верöсöс оз бöрйы
Сiйö
миян костысь дыр?»

Райда шмонитöмöн шулiс:
«Оз ков верöсъясыд мем.
Натöг лöсьыда на позьö
Меным колльöдлыны нэм!»

Татшöм сёрни öтка нывлöн
Водзö, тöдöмысь, эз мун.
Регыд сылы у
дал зонкöд
Воис чунькытшасян лун.

Зонлöн нимыс вöлi Туган.
Кыйлiс сiйö уна ош.
Вöралiгöн сiйö вöлi
М
едся повтöм, медся чож.

Свадьба лунлы паныд Райда
Мунiс вотны чöскыд оз.
Сьöрас босьтiс вугъя чуман

Вотанторлы ичöт доз.

Енэж вылын шондi ворсö,
Пöльтö лунвыв шоныд тöв.
Небыд турун пöвстын дзоридз
Быдмö уна-уна зэв.

Ветлö Райда, озсö öктö,
Зiля вöрö сылöн ки.
Ачыс сьылö:
«Муса зонкöд
Аски öтлаасям ми!
»

Мый нö тайö вадор ягас
Лыбис пöткаяслöн зык?
Мыйла кöрыс сэтчö лэбзьö,
Вомсьыс лэччö весиг быг?

Повзис сьöлöм öтка нывлöн:
«Оз-ö Яг Морт татчö лок?»
Кылö: зымöдö нин матын
Чорыд муöд сьöкыд кок.

Руч-рачмунi öти пожöм,
Чегис-усис сылöн йыв,
Вывлань качис шöркодь сус пу...
Весьöпöри коньöр ныв.

Вöрсьыс петiс ыджыд шыöн,
Быттьö тöвныр, гöна морт.
Ош кодь мисьтöм... гашкö, збыльысь
Вöрса мутияслöн ёрт.

Сылöн тушаыс кык сывйысь,
Дерт жö, ляпкыдджык эз вöв.
Сылысь юрсисö да тошсö,
Идзас нöб моз, летiс тöв.

Пельпом вылас вöлi паськöм
Куим вуртöм йöра ку.
Веськыд киас сiйö кутiс
Шöри чегöм пожöм пу.

Кöнi Райда озсö вотiс
Вöлi паськыд вöртöмин.
Вотчысь нылöс ылысь аддзис
Гöна мортлöн югыд син.

Ош моз равöстiс лёк гундыр.
Ус
и Райда сынисадь,
Кыдзи кералiгöн усьö
Небыд коръя вöсни бадь.

Яг Морт пусö муö сутшкис,
Шудтöм вотчысьöс э
з ви.
Сэсся садьтöм нылöс босьтiс
Сылöн кöрт кодь чорыд ки.

Мича сюрöмторнас сiйö
Мунiс чеччалiгтыр бöр.
Дзебис, тупкис сылысь туйсö
Тшöкыд корнас пемыд вöр...

Воши Райда Кыпыд сиктысь.
Висьмис шогла сылöн ай.
Мамлöн шор моз синва киссьö.
Кöнi налöн колипкай?

Арся кымöръяс кодь жугыль
Лои Туган, удал зон,
Сöмын некодлы эз норась,
Важмоз вöлi збой да ён.

«Тöда, тöда, сiйö шуис:
Кодi вöчис татшöм шог.
Муса нылöс Яг Морт нуис.
Сiйöс корсьны — менам мог!»

Матiгöгöрса том йöзöс
Сiйö чукöртiс дзик пыр:
«Локтöй татчö, дона ёртъяс,
Локтöй, кодлöн пуö вир!

Кывзöй, зонъяс, коми муын
Олöм вывтi лои лёк.
Быд лун пельным миян кылö
Нора горзöм: ок да ок!

Тöрыт воши миян Райда,
Аски вошас кодкö мöд.
Коньöр нылöс Яг Морт нуис.
Код нö та йыл
ысь оз тöд.

Петам повтöг, дона ёртъяс,
Корсьны сылысь оланiн!
Лэбзям варышъяс моз ста
вöн,
Кодлöн сьöлöм абу кын!

Кöнкö ылын, тöдтöм ягын
Сылöн лöсьöдöма чом.
Сэтчö суöдам кö сiйöс,
Гашкö, вöчам сылы пом.

Гашкö, Райдаöс ми аддзам,
Сiйöс Яг Морт эз кö сёй.
Гашкö, оз на сылöн туплясь
Гундыр керка дорын шой
».


...
(La suite est disponible dans l'ouvrage bilingue
Kört Aïka et autres légendes komies [poèmes épiques de Mikhaïl Lebedev et de Vassili Lytkine ; choisis, traduits du komi et présentés par Sébastien Cagnoli], Paris : Adéfo, coll. "Poésies ouraliennes", 2010.)

Appel au combat contre Yag Mort
L'appel au combat contre Iag Mort.

Le combat contre Yag Mort
Le combat contre Iag Mort.




[1] Nom komi de l’Ijma.
[2] 1 sagène ≈ 2,13 mètres.


Traduit du komi et présenté par Sébastien Cagnoli (2007).
Source : « Яг Морт », in Лебедев М. Н., Бöрйöм гижöдъяс, Коми кн.изд-во, Сыктывкар, 1959. Je reproduis le texte komi de cette édition, en harmonisant un peu la typographie.
Un texte de Lebedev consacré à la légende de Iag Mort avait paru en 1901 (en russe), à Saint-Pétersbourg, dans la revue Досуг и дело.
Illustrations : © A. V. Mochev (linogravure) et V. G. Ignatov (gouaches).

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