Ilľa Vaś

Pipilisty le faucon

conte (1965)




Introduction

Dans ce conte, Ilľa Vaś réunit de nombreux thèmes et symboles nationaux. Dès les premières strophes, il plante son décor dans la parma, c’est-à-dire la taïga du pays komi, avec sa faune (lièvres, ours, etc.) et ses chasseurs, dont le travail consiste principalement à récolter des fourrures pour les vendre à la ville. Naturellement, on fait appel à une magicienne, personnage incontournable… Les noms des personnages font tout de suite penser à des héros de la mythologie komie : Jirkap est connu pour ses skis magiques qui le portent où il veut ; Joma est une nymphe des bois (qui n'est pas sans rappeler la Baba-Iaga des Russes) ; le héros Pera est bien connu des Permiaks ; etc.

Les héros de cette aventure épique sont trois frères, qui ont grandi dans une famille ordinaire à la campagne. Chacun est caractérisé par une qualité : Nyrkab par sa force physique (symbolisée par sa lance), Jirkab par sa vitesse (symbolisée par ses skis — qui évoquent les skis magiques grâce auxquels le « Jirkap » de la mythologie zyriène a capturé le renne d’azur) et le petit Miźa par son talent mélodique (symbolisé par sa flûte traditionnelle) — Miźa est un rêveur, il n’est pas tant versé dans la chasse que dans la musique. Les trois garçons sont donc complémentaires. Tous ensemble, ils vont pouvoir accomplir de grandes choses !

La quête d’un oiseau magique conduit nos héros sur le mont « Tövpoz » — littéralement, « le nid du vent ». Dans la mythologie komie, les vents prennent naissance dans un nid de pierre, dans les plus hauts sommets de l’Oural. Traditionnellement, ce pic de 1 617 m, situé dans la région où la Pechora prend sa source, a longtemps été pour les Komis le point culminant de la chaîne de montagnes. Aujourd’hui, on sait que le mont National le dépasse, dans le nord du pays (« Naroda-Iz », 1 895 m), mais le Tövpoz n’a rien perdu de sa valeur symbolique.

À ces thèmes nationaux, enfin, se joignent des mythes plus universels, comme celui de la malédiction qui fait disparaître la lumière et plonge le monde dans les ténèbres : la poursuite de l’oiseau magique s’avère une quête solaire.


Les vers du poème sont répartis en huitains. À quelques exceptions près, ces huitains sont composés de tétramètres trochaïques, les deux derniers vers de chaque strophe étant amputés de la dernière syllabe.

Dans chaque huitain, les vers sont couplés en rimes plates : la rime porte sur la dernière syllabe pour les deux vers courts, et remonte jusqu’à la voyelle précédente (la dernière syllabe forte) pour les six autres. Ces rimes sont donc clairement audibles, même si elles ne sont pas tout à fait régulières et que les consonnes y sont un peu fluctuantes.

L’alternance de ces deux mètres pourrait se rendre en français par une alternance de rimes féminines et masculines. Mais ce choix pourrait conduire à une certaine monotonie. J’ai préféré mettre en valeur le mètre plus court des deux derniers vers — qui sonne un peu comme un refrain — en alternant octosyllabes et heptasyllabes, et en m’efforçant de reproduire les rimes sur ces derniers seulement.



Pipilisty le faucon

Пипилисты сöкöл

1

Jadis au bord d’un clair ruisseau,
Au cœur du bois dans la clairière,
Proche ou lointain, nul ne le sait,
Mais ici, au pays komi,
Dans un petit foyer modeste
Vivait un couple de chasseurs.
      Trois garçons leur étaient nés,
      Tant robustes qu’avisés.

Le plus grand s’appelait Nyrkab.
Il était fort — comme un héros.
Jirkab est le nom du puîné,
Tel l’écureuil aux pieds agiles.
Le cadet du nom de Miźa
Du pipeau savait l’harmonie : [1]
      Jamais la joie ne lui faut,
      Pourvu qu’il ait son pipeau.

Nuit et jour ils vont à la chasse,
Amassant un vaste butin.
Emportant le butin d’un an,
Le père partit pour la ville.
Ainsi parla-t-il à ses fils :
« J’emporte à vendre bien des choses ;
      Or en ville tout s’achète,
      Que voulez-vous comme emplettes ? »

« Un javelot visant tout seul !»
Ressasse l’aîné à son père.
« Pour moi, des skis allant tout seuls,
Léchant si bien l’eau que la terre !»
Voilà ce que veut le puîné.
Miźa dit : « Et pour moi, mon père,
      Pipilisty le faucon —
      S’il existe pour de bon ! »

Le vieux s’en va, son cheval trotte…
Un lièvre bondit sur la route.
Le vieux le prit dans la clairière,
De pain beurré il le nourrit.
Un ours surgit de la taïga,
Le vieux lui donna du pain d’orge.
      « Ô vieillard, un grand merci !
      Te voici donc notre ami ! »

Il atteignit la ville un soir,
Y acheta le javelot,
Trouva des skis allant tout seuls…
Papa chercha bien le faucon :
Il arpenta toute la ville,
Sa quête dura un semestre,
      Jambe lasse et maux de tête —
      Du faucon vaine est la quête.

Le vieux alla voir la sorcière —
Près d’un torrent noir hors la ville,
Où une forêt centenaire
Tel l’ours furieux hurle et gémit.
Un coq annonce la maison —
Tordue comme une bête fauve,
      Sur le seuil tremble une vieille,
      Au nez comme une brindille.

Le vieux s’enquiert et l’interroge
Sur Pipilisty le faucon.
La vieille dit : « J’ai ouï conter,
Qu’il était jadis un faucon ;
Dans une taïga boréale,
Voici, voici, là-haut, là-haut,
      Il habitait dans les cieux.
      (La vieille leva les yeux.)

Et le faucon vola
Par-delà les mers, quelque année.
J’ai tout juste aperçu son vol :
Ses ailes d’or grand déployées,
L’oiseau planait vers le midi,
Gorge d’argent éblouissante :
      C’était une nuit d’automne…
      Ô quelle clarté rayonne !

Là, il survola le Tövpoz ;
Comme il planait sur la montagne,
Une plume quitta son aile,
Tomba comme une flèche ardente ;
Elle est ainsi tombée tout droit
Justement sur le mont Tövpoz.
      Que de lumière au sommet,
      Quand la plume y fut tombée !

Un lièvre a mangé grâce à toi.
Vois-tu, c’était mon fils, ce lièvre,
Et l’ours grisonnant, mon grand-père.
Prends ce ceinturon en échange :
Tombes-tu dans l’eau ou le feu,
Il te sauvera de tous maux.
      Là où la plume tomba,
      Vivait la vierge Joma.

Et elle a enterré la plume…
Va, et tue la vierge Joma !
Prends donc la plume étincelante,

Emporte-la dans tes pénates,
Prends-en bien soin, comme il se doit…
Près de sa plume, le faucon
      S’en reviendra, tôt ou tard…
      Je nen dirai davantage… »

Et la voici changée en lièvre,
Cabriolant par la fenêtre.
Puis tout prit fin et disparut…
Le vieux regagna ses pénates :
Dans une main, des skis agiles,
Tenant un javelot de l’autre,
      Et puis rien dautre, sinon
      À la taille un ceinturon.


1

Коркö важöн сöдз ю бердын,
Гажа яг нöрысса эрдын,
Ог тöд ылын али матын,
Гашкö-й коми муын татöн,
Аслас ичöтик гöль позъяс
Олiс-вылiс кыйсьысь гозъя.
Налöн быдмис куим зон —
Сюсьысь-сюсь да ёнысь-ён.

Ыджыд воклöн нимыс Ныркаб.
Зумыд сiйö — багатыр кодь.
Йиркаб нима шöркост вокыс,
Ур кодь тэрыб сылöн кокыс.
Мизя нима медiчöтыс
Ладсö зар пöлянлысь тöдiс:
Сыкöд оз босьт гажтöм нэм,
Сьöрас зар пöлян кö эм.

Вой и лун кыйсьöмныс мунö,
Чöжсис прöмыс вель нин уна.
Прöмыс нуны öти арö
Батьыс мöдöдчис со карö.
Сiйö пияныслы шуö:
«Сьöрсьым вузöс уна нуа;
Карад быдторйыс öд эм,
Кутшöм заказ вöчад мем?»

«Ачыс сутшкысь шы мем вай тэ!» —
Ыджыд вокыс батьлы кайтö.
«Вай мем лямпа — ачыс тюлысь,
Мулысь-валысь веркöс нюлысь!» —
Шöркост воклöн заказ тайö.
Мизя шуö: «Вай тэ, айö,
Пипилисты сöкöл мем —
Сэтшöм кай пö кöнкö эм!»

Мунö старик, рöдтö вöлöн…
Кöч со тривкнитiс туй пöлöн.
Старик кутiс кöчöс эрдысь,
Выя няньöн сiйöс вердiс.
Дзор ош пармаысь друг петiс,
Старик сылы ид нянь сетiс.
«Аттьö тэныд, пöрысь морт!
Öнi миянлы тэ ёрт!»

Воис карö öти рытö,
Ньöбис ачыс сутшкысь шытö,
Ачыс тюлысь лямпа сюри…
Корсис сöкöлтö бать бура:
Гöгöр кытшлалiс став карсö,
Коллис сэтöны джын арсö,
Мудзис кокыс, висьмис юр —
Сöкöл некытысь эз сюр.

Старик мунiс тöдысь дорö
Ылö карсянь пемыд шорö,
Кöнi сё арöса вöрыс
Мурзö-равзö ош моз скöра.
Петук чаль йылын сэн керка
Мыйкö сюра-пеля зверь кодь,
Кильчö помас дзöрö пöч.
Нырыс конда ув кодь стöч.

Старик юасьö со, кылö,
Пипилисты сöкöл йылысь.
Пöчö шуö: «Кывлi-кывлi,
Сöкöл коркö овлiс-вывлiс;
Войвыв муын, парма весьтын,
Со, со вылын-вылын эстöн
Сылöн вöлi оланiн.
(Пöчö лэптiс вылö син.)

Лэбзис сöкöл, со öд
Саридз сайö кодкö воö.
Лэбзьöм ме аддзылi сöмын:
Зарни бордсö шевгöдöмöн
Шлывгис сiйö лунладорö,
Эзысь морöс синтö ёрö:
Кадыс вöлi арся вой…
Кутшöм югыд вöлi, ой!

Тöвпоз вывтi лэбис сэтi,
Кодыр шлывгис гöра весьттi,
Бордсьыс тыв сэк чуктi, тюлi,
Биа ньöвйöн уси улö;
Лои усьöм-тюлöм сылöн
Буретш Тöвпоз гöра вылö.
Югыд лои гöра йыв,
Кодыр уси сэтчö тыв.

Кöчöс вердiн бур тэ вöчин.
Менам пи öд сiйö кöчыд,
А дзор ошкыс менам дедö.
Вöньöс сы пыдди тэд сета:
Усян ваö кöть тэ биö,
Мездас быд лёкторйысь сiйö.
Тöвпоз вылö, кöнi тыв,
Овмöдчöма Ёма ныв.

Пыдö гуалöма тывсö…
Мунöй, виöй Ёма нывсö!
Дзирыд тывборд босьтöй
ордад,
Вежавидзиг, нуöй гортад,
Бура дöзьöритöй сiйöс…
Тылыс дорö сöкöл миян
Коркö локтас, водз ли сёр…
Сэсся ог шу нинöмтор…»

Другысь пöчö пöри кöчö,
Тривк-тривк öшинь розьöд
вöчис.
Сэсся ставыс воши, быри…
Гортас старикыд бырс пырис:
Тюлысь лямпа öти киас,
Мöднас шы бедь кутö сiйö,
Сэсся нинöм абу скöнь,
Паськöм пыдди паськыд
вöнь.


...
(La suite est disponible dans l'ouvrage bilingue Kört Aïka et autres légendes komies [poèmes épiques de Mikhaïl Lebedev et de Vassili Lytkine ; choisis, traduits du komi et présentés par Sébastien Cagnoli], Paris : Adéfo, coll. "Poésies ouraliennes", 2010.)



[1] Son « pipeau » est une flûte traditionnelle, zargum pöljan, faite d’une tige d’angélique.


Traduit du komi (zyriène) par Sébastien Cagnoli (2007).
Source : "Пипилисты сöкöл", in Таскаев А. И., Коми литература, Учебник-хрестоматия, 6 класс, Syktyvkar. [Ce texte a paru pour la première fois en 1965.]
Illustration : détail de L'oiseau de feu de Petrov-Vodkine.

© 2007-2010, S. Cagnoli
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