Mihail Lebedev remanie ici une vieille légende traditionnelle des Zyriènes de la Haute-Vytchegda, transmise oralement de génération en génération, puis mise par écrit au XIXe siècle.
La légende de Kört Aïka est à l’origine du village de Körtkerös (litt. « la colline de fer »), sur la Vytchegda, à une quarantaine de kilomètres en amont de Syktyvkar. C’est là que se situe notre histoire. Kört Aïka est réputé invulnérable : il a un corps de fer, qu’on ne peut entamer et dont il peut forger des armes, il a le pouvoir de commander aux éléments — il sait changer le jour en nuit et vice-versa, faire couler un fleuve à l’envers, provoquer un orage, etc. — et, par-dessus tout, il a des pouvoirs magiques exceptionnels.
En langue komie, kört– est le radical du nom « fer » et du verbe « ensorceler ». De fait, le fer est un élément essentiel de la sorcellerie permienne. Dans la mythologie zyriène, Kört Aïka (littéralement, « le démon du fer ») est un esprit maléfique qui apparaît sous la forme d’un sorcier de fer.
Quand il s’agit de parler de sorcellerie, la langue komie dispose d’un vocabulaire très vaste. Dans le poème, on rencontre deux mots différents pour désigner les « sorciers ». Le premier, « tödyś », est la substantivation du verbe « tödny », « savoir » : c’est un personnage doué d’une grande connaissance des choses occultes, un magicien, un guérisseur, qui joue le rôle d’intermédiaire entre l’homme et la nature (je le traduis ici par « sorcier »). Le second mot, « tun », est à rapprocher du verbe « tunavny », « prédire » (je le traduis ici par « devin »).
Ce sorcier, ou devin — de l’autre côté de l’Oural, on parle de « chaman » —, est a priori un personnage très positif, qui joue un rôle fondamental dans la société. Par sa connaissance de l’homme et de la nature, il est capable d’avoir sur le cours des événements une influence qui échappe au commun des mortels. À ce titre, il est indispensable dans de nombreuses situations de la vie quotidienne : il sert de médecin, de conseiller, et tire les villageois de bien des mauvaises passes.
Mais on devine qu’avec un tel pouvoir, selon l’usage qui en est fait, ce personnage est capable du meilleur comme du pire… Dans la légende qui suit, on a affaire à un « sorcier maléfique » (Kört Aïka), opposé à un « bon sorcier » (Pama). Au centre du poème, d’ailleurs, on assiste à une joute entre ces deux personnages : chacun utilise la force de ses incantations, c’est-à-dire le pouvoir des mots, pour tenter de soumettre son adversaire. Kört Aïka, le « génie du fer », se bat pour conquérir le pays komi et s’y enrichir au détriment des habitants ; Pama l’affronte pour tenter de libérer le peuple komi.
Après la christianisation des Komis au XIVe siècle, cette légende va évoluer, et se mêler à la « légende dorée » du missionnaire saint Étienne de Perm. Elle deviendra alors un récit allégorique du combat mené par Étienne contre les sorciers zyriènes et témoignera de la confrontation, à cette époque, du monde chrétien et des anciennes religions permiennes. Ainsi, tandis qu’Étienne remonte la Vytchegda, il est arrêté par une chaîne de fer. L’évêque, par le pouvoir de la croix, fait tomber la chaîne au fond de l’eau. Kört Aïka se met en rage. Étienne se bat contre le mauvais génie, il le frappe au front avec sa hache, et tue ainsi le méchant sorcier : après le passage des Russes, les Komis ont fini par croire que la magie du christianisme est plus puissante que celle des sorciers zyriènes (elle peut, dit-on, déplacer des montagnes) et qu’elle est capable, plus généralement, de vaincre l’invincible…
Même si le
personnage de saint
Étienne n’apparaît pas dans le texte qui suit, la
christianisation de
l’imaginaire komi y est nettement perceptible, en particulier lorsque
le peuple
se tourne vers le ciel pour y adresser une prière à
« Voïpel » :
ce démiurge des anciens Permiens semble donc ne faire plus qu’un
avec le
« Notre Père » qu’invoquent les
chrétiens.
Le poème se compose de 416 vers de quatre trochées (un peu comme dans la poésie populaire finnoise), organisés en 104 quatrains. L’allitération y est accidentelle. En revanche, le texte est ponctué de rimes plates tous les huit pieds, c’est-à-dire sur les vers pairs. Il est intéressant de noter que ces rimes, souvent, ne se réduisent pas à la dernière syllabe (ce qui ne serait pas très captivant, vu que celle-ci est généralement un suffixe de déclinaison ou de conjugaison et qu’elle n’est pas accentuée), mais remontent jusqu’à la voyelle précédente, qui est forte, et sont donc clairement audibles. Malheureusement, j’ai dû renoncer à les reproduire en français...
Kört Aïka |
Кöрт Айка |
Jadis,
au pays de Komi, Le fleuve
Ejva[1]
était
profond, Il
faisait bon, par voie de barque, « Bien
que nous traversions des peines, On
ne sait d’où, vint en Komi, Il
vint par un jour de printemps Il
s’assit en haut de la rive, Les
rossignols du merisier « Moi,
le devin forgé de fer, La belle
étendue que voici Un
pêcheur
habitait tout près, Là s’est
établi Kört Aïka, Besognant
dans des étincelles, « Allons
donc, dit-il, mon cher pieu, Le
pieu traversa prestement, Le pieu pointu se fiche en terre, Des bateliers, sur ce barrage, Chacun regarde, abasourdi. Le sorcier parut sur la butte, Le pays komi et
son peuple, Moi, Kört
Aïka, si je m’irrite, Que ceux
qui veulent avancer Puis l’affreuse voix fit silence. L’un d’eux dit alors : « Mes
chers frères, Puis un second prend la parole :
Un tiers marmonne dans sa barbe :
Derechef hurla Kört Aïka : Les gens voient que si l’on ergote,
Alors s’égaya le devin.
« À
présent,
pouffa
Kört Aïka,
Tel le brochet filent les barques, |
Коркö важöн Коми муын Эжва юыс вöлi джуджыд, Лöсьыд вöлi пыжа туйöд «Ми кöть шогапырысь олам, Кыськö воис Коми муö Локтiс сiйö тувсов лунö Вадор керöс вылö пуксис, Льöм пу пöвстын колипкайяс «Меным, кöртысь дорöм тунлы, Тайö мича паськыдiныс Чери кыйысь матын вöлi, Сэнi овмöдчис Кöрт Айка, Мырсис, камгис, би кинь кисьтiс. «Вай жö, — шуö, — муса
майöг, Вуджис майöг мöдлапöлö, Муö пырис лэчыд
майöг, Пикö воис пыжа
войтыр, Быдöн
видзöдö да
шензьö. Петiс нöрыс
вылö тöдысь, Коми мусö, коми
йöзсö Ме, Кöрт Айка, лёк
кö
лоа, Кодлы колö
водзö
мунны, Ланьтiс гöлöс
мисьтöм
тунлöн. Öти шуö:
«Муса
вокъяс,
Мöдлöн
кылö сэтшöм
сёрни:
Коймöд
гусьöникöн
кайтö: Бара равöстiс
Кöрт
Айка: Аддзö йöзыс:
кыв кö
шуан, Тунлы нимкодь сэки
лои. «Öнi, —
серöктiс Кöрт
Айка, — Сир моз
öддзöдчисны
пыжъяс, |
...
(La suite est disponible dans l'ouvrage bilingue Kört Aïka et autres légendes komies [poèmes épiques de Mikhaïl Lebedev et de Vassili Lytkine ; choisis, traduits du komi et présentés par Sébastien Cagnoli], Paris : Adéfo, coll. "Poésies ouraliennes", 2010.) Kört Aïka lève le tribut sur les bateaux de passage. |
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Kört Aïka fait cuire son moût ; Pama invoque le vent du nord. |
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Kört Aïka incendie des villages. |
[1] Ej-va : nom komi de la Vytchegda.