Mihail Lebedev

Kört Aïka

une légende zyriène (1928)




Le génie du fer

Mihail Lebedev remanie ici une vieille légende traditionnelle des Zyriènes de la Haute-Vytchegda, transmise oralement de génération en génération, puis mise par écrit au XIXe siècle. 

La légende de Kört Aïka est à l’origine du village de Körtkerös (litt. « la colline de fer »), sur la Vytchegda, à une quarantaine de kilomètres en amont de Syktyvkar. C’est là que se situe notre histoire. Kört Aïka est réputé invulnérable : il a un corps de fer, qu’on ne peut entamer et dont il peut forger des armes, il a le pouvoir de commander aux éléments — il sait changer le jour en nuit et vice-versa, faire couler un fleuve à l’envers, provoquer un orage, etc. — et, par-dessus tout, il a des pouvoirs magiques exceptionnels.

En langue komie, kört– est le radical du nom « fer » et du verbe « ensorceler ». De fait, le fer est un élément essentiel de la sorcellerie permienne. Dans la mythologie zyriène, Kört Aïka (littéralement, « le démon du fer ») est un esprit maléfique qui apparaît sous la forme d’un sorcier de fer.

Quand il s’agit de parler de sorcellerie, la langue komie dispose d’un vocabulaire très vaste. Dans le poème, on rencontre deux mots différents pour désigner les « sorciers ». Le premier, « tödyś », est la substantivation du verbe « tödny », « savoir » : c’est un personnage doué d’une grande connaissance des choses occultes, un magicien, un guérisseur, qui joue le rôle d’intermédiaire entre l’homme et la nature (je le traduis ici par « sorcier »). Le second mot, « tun », est à rapprocher du verbe « tunavny », « prédire » (je le traduis ici par « devin »).

Ce sorcier, ou devin — de l’autre côté de l’Oural, on parle de « chaman » —, est a priori un personnage très positif, qui joue un rôle fondamental dans la société. Par sa connaissance de l’homme et de la nature, il est capable d’avoir sur le cours des événements une influence qui échappe au commun des mortels. À ce titre, il est indispensable dans de nombreuses situations de la vie quotidienne : il sert de médecin, de conseiller, et tire les villageois de bien des mauvaises passes.

Mais on devine qu’avec un tel pouvoir, selon l’usage qui en est fait, ce personnage est capable du meilleur comme du pire… Dans la légende qui suit, on a affaire à un « sorcier maléfique » (Kört Aïka), opposé à un « bon sorcier » (Pama). Au centre du poème, d’ailleurs, on assiste à une joute entre ces deux personnages : chacun utilise la force de ses incantations, c’est-à-dire le pouvoir des mots, pour tenter de soumettre son adversaire. Kört Aïka, le « génie du fer », se bat pour conquérir le pays komi et s’y enrichir au détriment des habitants ; Pama l’affronte pour tenter de libérer le peuple komi.

 

Après la christianisation des Komis au XIVe siècle, cette légende va évoluer, et se mêler à la « légende dorée » du missionnaire saint Étienne de Perm. Elle deviendra alors un récit allégorique du combat mené par Étienne contre les sorciers zyriènes et témoignera de la confrontation, à cette époque, du monde chrétien et des anciennes religions permiennes. Ainsi, tandis qu’Étienne remonte la Vytchegda, il est arrêté par une chaîne de fer. L’évêque, par le pouvoir de la croix, fait tomber la chaîne au fond de l’eau. Kört Aïka se met en rage. Étienne se bat contre le mauvais génie, il le frappe au front avec sa hache, et tue ainsi le méchant sorcier : après le passage des Russes, les Komis ont fini par croire que la magie du christianisme est plus puissante que celle des sorciers zyriènes (elle peut, dit-on, déplacer des montagnes) et qu’elle est capable, plus généralement, de vaincre l’invincible…

Même si le personnage de saint Étienne n’apparaît pas dans le texte qui suit, la christianisation de l’imaginaire komi y est nettement perceptible, en particulier lorsque le peuple se tourne vers le ciel pour y adresser une prière à « Voïpel » : ce démiurge des anciens Permiens semble donc ne faire plus qu’un avec le « Notre Père » qu’invoquent les chrétiens.


Le poème se compose de 416 vers de quatre trochées (un peu comme dans la poésie populaire finnoise), organisés en 104 quatrains. L’allitération y est accidentelle. En revanche, le texte est ponctué de rimes plates tous les huit pieds, c’est-à-dire sur les vers pairs. Il est intéressant de noter que ces rimes, souvent, ne se réduisent pas à la dernière syllabe (ce qui ne serait pas très captivant, vu que celle-ci est généralement un suffixe de déclinaison ou de conjugaison et qu’elle n’est pas accentuée), mais remontent jusqu’à la voyelle précédente, qui est forte, et sont donc clairement audibles. Malheureusement, j’ai dû renoncer à les reproduire en français...



Kört Aïka

Кöрт Айка

Jadis, au pays de Komi,
La forêt était infinie.
Nul ne l’avait encore coupée,
Ne l’avait battue de sa hache.

Le fleuve Ejva[1] était profond,
Jamais son eau ne tarissait.
En été, le peuple komi
En obtenait force poissons.

Il faisait bon, par voie de barque,
Aller au loin, aller tout près.
Les gens vivaient en chantonnant
Sur tout l’Ejva, en haut, en bas.

« Bien que nous traversions des peines,
Nous savons les changer en joies ! »
Ainsi disaient-ils, mais bientôt
Le peuple eut sujet de pleurer.

On ne sait d’où, vint en Komi,
Tel un ours, un affreux sorcier,
Barbe fournie, œil scintillant,
Sorti, pour sûr, d’outre-océan.

Il vint par un jour de printemps
Avec lance, épée, hache aiguë.
Sur son dos, il portait sans peine
Un grand élan pris en forêt.

Il s’assit en haut de la rive,
Mangea cru l’élan à moitié ;
À mains nues brisa un grand pin,
Pour se tâter après manger.

Les rossignols du merisier
En chant plaintif se répandirent.
Le sorcier arbora les poings,
Puis il vociféra très fort :

« Moi, le devin forgé de fer,
Je ne crains nul homme qui vive !
Moi, Kört Aïka, je vais ici
Vivre sur ce haut monticule !

La belle étendue que voici
Me met de la joie dans le cœur.
Ici, bienheureux, je m’installe.
Pour les gens, pour sûr, c’est étroit ! »

Un pêcheur habitait tout près,
Dont les cheveux se hérissèrent.
Et il retint son jeu de vagues,
Le fleuve Ejva, le long du tertre.

Là s’est établi Kört Aïka,
Qui fait des fouilles dans sa terre,
Extrait quelque chose et le brûle,
Et forge avec de lourds marteaux :

Besognant dans des étincelles,
Il émit de fortes chaleurs.
Avec son fer et son acier,
Il fit une corde et un pieu.

« Allons donc, dit-il, mon cher pieu,
Tel le brochet, plonge outre-Ejva.
Après le pieu, ma corde, file,
Ainsi seras-tu attachée. »

Le pieu traversa prestement,
Nageant sans les mains, sans les pieds.
Sur l’Ejva se tendit la corde,
Son bout roulé autour du pieu.

Le pieu pointu se fiche en terre,
Tendant la corde et l’attachant.
Si quelqu’un vient d’en haut, d’en bas,
Pris dans les cordes, il tombera.

Des bateliers, sur ce barrage,
Ne purent aller de l’avant,
Ne pouvant monter sur la rive,
Ni en barque plonger sous l’eau.

Chacun regarde, abasourdi.
Nul ne comprend rien à l’affaire :
« Comment ce fil tressé de fer
S’est-il retrouvé sur l’Ejva ? »

Le sorcier parut sur la butte,
L’œil brillant tel celui du loup :
« Ici vous voyez mon endroit,
Bientôt vous connaîtrez l
envers !

Le pays komi et son peuple,
Je les tiendrai d’une main ferme.
Si je me fâche, alors l’Ejva
Je l’assécherai jusqu’au fond.

Moi, Kört Aïka, si je m’irrite,
Je mangerai les gens tout crus,
Les battrai vite avec le fer,
Et les broierai dans un mortier.

Que ceux qui veulent avancer
Me fassent don de poil de martre.
Allez, allez, ne dormez pas,
Posez-moi ça au pied du tertre ! »

Puis l’affreuse voix fit silence.
Les bateliers de s’étonner :
D’où a surgi pareil dragon ?
Qu’est-ce ? rêve ou réalité ?

L’un d’eux dit alors : « Mes chers frères,
Avec lui, point de bavardage.
Il faut donner ce qu’il demande,
Qu’il ne se fâche davantage. »

Puis un second prend la parole :
« N’épargnons point le poil de martre,
Je l’enfourne en son grand gosier,
Afin qu’il n’assèche l’Ejva. »

Un tiers marmonne dans sa barbe :
« C’est beaucoup trop, ce qu’il lui faut. »
Un quatrième observe et tremble,
Craignant d’être jeté à l’eau.

Derechef hurla Kört Aïka :
« Que vous endormez-vous là-bas ?
Si donc vous ne m’écoutez pas,
Je vais enrager sur-le-champ ! »

Les gens voient que si l’on ergote,
Le devin punira de mort.
Ils rassemblèrent à la hâte
Les fourrures de chaque barque.

Alors s’égaya le devin.
De l’offrande il fit la recette.
Puis la corde tressée de fer,
Il l’envoya couler au fond.

« À présent, pouffa Kört Aïka,
Avancez donc, garçons komis.
Puisque vous m’avez écouté,
Voici votre voie dégagée ! »

Tel le brochet filent les barques,
De là bien vite déguerpissent.
Les bateliers ont le cœur gros :
« Comment repasser par ici ? »


Коркö важöн Коми муын
Лыдтöм, помтöм вöлi вöрыс.
Сiйöс некод эз на керав,
Эз на водзсась сыкöд черыс.

Эжва юыс вöлi джуджыд,
Ваыс ямöмсö эз тöдлы.
Гожся кадын коми мортлы
Уна чери сэтысь шедлi.

Лöсьыд вöлi пыжа туйöд
Мунны ылö, мунны матö.
Сьылiгтырйи вöлi йöзыс
Эжва кузя кывтö-катö.

«Ми кöть шогапырысь олам,
Кужам шогсö гажö пöртны!» —
Тадзи шулiсны, но регыд
Лои войтырыслы бöрдны.

Кыськö воис Коми муö
Ош кодь лёк да мисьтöм тöдысь,
Паськыд тошка, югыд синма,
Гашкö, саридз сайысь петысь.

Локтiс сiйö тувсов лунö
Шыа, пурта, лэчыд чера.
Сьöрас кокньыдика вайис
Вöрысь кыйöм ыджыд йöра.

Вадор керöс вылö пуксис,
Ульнас сёйис йöра джынсö;
Кызкодь пожöм кинас чегис —
Видлiс сёйöм бöрас вынсö.

Льöм пу пöвстын колипкайяс
Сьывны мöдöдчисны нора.
Тöдысь кабыръяссö лэптiс,
Сэсся равöстiс зэв гора:

«Меным, кöртысь дорöм тунлы,
Ловъя мортысь оз ков повны!
Ме, Кöрт Айка, танi кута
Джуджыд керöс вылын овны!

Тайö мича паськыдiныс
Меным сьöлöм вылö воö.
Татчö, майбырöй, ме тöра.
Йöзлы дзескыд, гашкö, лоö!»

Чери кыйысь матын вöлi,
Сылöн юрсиясыс сувтiс.
Весиг гынас дугдiс ворсны
Эжва юыс керöс увтi.

Сэнi овмöдчис Кöрт Айка,
Мыйкö мусьыс зiля корсьö,
Мыйкö перйö, мыйкö сотö,
Сьöкыд мöлöтъясöн дорччö:

Мырсис, камгис, би кинь кисьтiс.
Уна пöсьсö ассьыс лэдзис.
Кöрт да уклад сылöн артмис.
Кöртсьыс гез да майöг вöчис.

«Вай жö, — шуö, — муса майöг,
Сир моз тювгысь Эжва сайö.
Майöг бöрся, гезйöй, кыссьы,
Тэныд кутöд лоö тайö».

Вуджис майöг мöдлапöлö,
Китöг, коктöг збоя варччис.
Эжва вомöн гезйыс водiс,
Помнас майöг гöгöр гартчис.

Муö пырис лэчыд майöг,
Гезсö зэлöдiс да кутö.
Кывтысь-катысь сэтчö локтас,
Гезъяс зургысяс да тутö.

Пикö воис пыжа войтыр,
Туйыс абу водзö мунны,
Оз позь вадор вылö кайны.
Пыжнас ваö оз позь сунны.

Быдöн видзöдö да шензьö.
Оз куж нинöм гöгöрвоны:
«Кыдз пö тайö путшкöм кöртыс
Эжва вомöн вермис лоны?»

Петiс нöрыс вылö тöдысь,
Синмыс кöинлöн кодь югыд:
«Менам со пö кутшöм баныд,
Регыд аддзад, кутшöм гугыд!

Коми мусö, коми йöзсö
Чорыд кабырö ме босьта.
Ме кö скöрма, Эжва юсö
Дзик пыр пыдöсöдзыс косьта.

Ме, Кöрт Айка, лёк кö лоа,
Ловъя юрöн морттö сёя,
Вур-вар вöча, кöртöн варта,
Гырйö сюяла да тоя.

Кодлы колö водзö мунны,
Тулан куöн меным сетöй.
Зiля, зiля, энö узьöй,
Татчö керöс улас лöдöй!»

Ланьтiс гöлöс мисьтöм тунлöн.
Пыжа войтыр ставныс шемöс:
Кытысь уси татшöм гундыр?
Мый нö тайö — вöт-ö, вемöс?

Öти шуö: «Муса вокъяс,
Такöд вензьыны он вермы.
Коранторсö лоас сетны,
Кытчöдз ёнджыка эз скöрмы».

Мöдлöн кылö сэтшöм сёрни:
«Ог ме жалит тулан кусö,
Паськыд горшас сылы сюя,
Мед оз косьты Эжва юсö».

Коймöд гусьöникöн кайтö:
«Вывтi уна сылы колö».
Нёльöд видзöдö да тiрзьö,
Ваö шыбитöмысь полö.

Бара равöстiс Кöрт Айка:
«Мый тi унмовсинныд сэнi?
Менö онö кö тi кывзöй,
Кута лёкавны ме öнi!»

Аддзö йöзыс: кыв кö шуан,
Виас туныс сэтшöм мыжысь.
Öдйö чукöртiсны ставöн
Öти куöн öти пыжысь.

Тунлы нимкодь сэки лои.
Вайöмторсö сiйö öктiс.
Сэсся кöртысь путшкöм гезлы
Вöйны пыдöсöдзыс тшöктiс.

«Öнi, — серöктiс Кöрт Айка, —
Водзö мунö, коми пиян.
Бурöн кывзiнныд кö менö,
Туйыд восьса лои тiян!»

Сир моз öддзöдчисны пыжъяс,
Зiля идрасисны сэтысь.
Сьöлöм пыжаяслöн тёпкö:
«Кыдз пö письтан татi мöдысь?»


...
(La suite est disponible dans l'ouvrage bilingue
Kört Aïka et autres légendes komies [poèmes épiques de Mikhaïl Lebedev et de Vassili Lytkine ; choisis, traduits du komi et présentés par Sébastien Cagnoli], Paris : Adéfo, coll. "Poésies ouraliennes", 2010.)


Kört Aïka lève le tribut sur les bateaux de passage.


Kört Aïka fait cuire son moût ; Pama invoque le vent du nord.


Kört Aïka incendie des villages.



[1] Ej-va : nom komi de la Vytchegda.


La région de Körtkerös

Le village de Körtkerös se trouve sur le cours de la Vytchegda, à une quarantaine de kilomètres en amont de Syktyvkar.




La Vytchegda vue de Körtkerös, la "colline de fer", où Kört Aïka se serait installé pour intercepter les bateaux komis.


Traduit du komi (zyriène) et présenté par Sébastien Cagnoli (2006-2007).
Source : « Кöрт Айка », in Таскаев А. И., Коми литература, Учебник-хрестоматия, 6 класс, Syktyvkar.
Un texte de Lebedev consacré à la légende de Kört Aïka a paru en 1910 (en russe), chez l'éditeur A. A. Cember, à Ust-Sysolsk (i.e. Syktyvkar).
Illustrations : © В. Г. Игнатов.

© 2006-2010, S. Cagnoli
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