Autour de Uuno Kailas






Olli Nuorto : préface de 1936


Olli Nuorto, éditeur et exécuteur testamentaire de Kailas, présente la publication posthume du recueil de nouvelles de 1936.

Ce petit recueil de nouvelles, qui n’est publié que maintenant, trois ans après la mort de leur auteur, a été rassemblé à l’initiative du soussigné éditeur à partir de l’héritage littéraire de Uuno Kailas. Ces douze petits récits en prose furent écrits des deux côtés de la « grande nuit ». Il s’y reflète la maladie, la peur et l’horreur, mais aussi une curiosité intellectuelle qui ne craint aucune limite. Ce sont, dans le sens le plus littéral du terme, des histoires « du fond du gouffre », de bouleversantes visions des jungles les plus secrètes et les plus sombres de la conscience humaine. Quand on sent son moi se briser, cerné de tous côtés par la nuit, « l’autre moi » de Kailas, brillant comme le diamant, clairvoyant et serein, se plaît à suivre les visions qui lui apparaissent dans la lumière des feux follets de son propre esprit.

Je souhaite que ces nouvelles, dont la valeur artistique est à mon avis indéniable, contribuent aussi à rendre plus proche et plus clair, pour le lecteur, l’homme qui sur la terre s’appelait Uuno Kailas.


Souvenirs de Mika Waltari


Ce texte est cité par Kalle Achté, 2001.

L’enthousiasme de Uuno Kailas était quelque peu contagieux. Il lui faisait faire des projets vertigineux jusqu’à ce qu’enfin, transporté par son imagination, il crût même pouvoir les réaliser. Sous ce rapport, les épisodes les plus mélancoliques furent peut-être ses projets de recherche de logement. Il passa toute sa vie, en fin de compte, à loger dans des chambres en location et des hôtels, il n’avait nulle part de résidence permanente. Mais il réessayait toujours de se créer sa propre maison. Il laissait tomber les locations, achetait des meubles dans son imagination, aménageait sa chambre d’une façon particulièrement magnifique, et appréciait à quel point il pourrait mieux travailler quand il aurait son propre logement. Quelquefois il alla même jusqu’à en acquérir un, mais ces épisodes ne durèrent pas plus de deux mois.

Je me souviens d’une fantaisie enthousiaste dont il jouit plusieurs jours. Il l’inventa en ces temps heureux où les « jeunes poètes » étaient encore amis et passaient des après-midi entiers assis au Bronda avec un café froid et des cigarettes. Par un tel après-midi, Kailas inventa que les écrivains devaient s’unir et faire grève pour mettre fin à « l’oppression » éditoriale. Il conçut jusque dans ses détails l’organisation collective. Personne ne donnerait de manuscrits aux éditeurs, jusqu’à ce que ceux-ci soient en proie à une si sévère pénurie de textes qu’ils courraient dans les rues après les écrivains et, en larmes, leur imploreraient « un écrit, même tout petit ». Kailas alla même jusqu’à imaginer que le portier venait maintenant annoncer qu’il y avait là dans l’entrée le directeur de maison d’édition Untel. Il demande à monsieur Kailas un petit poème, seulement deux strophes. Mais Kailas agite seulement la main avec sévérité, non, jetez-le dehors !

Kailas n’était pas par nature ce qu’on appelle « bohème ». Au contraire, il était même, selon les critères bourgeois, particulièrement sérieux. À deux reprises il eut un travail régulier assez longtemps, une fois comme styliste dans la communication, l’autre fois comme rédacteur du « Journal des consommateurs ». Personne n’avait alors rien à redire à son travail, on le trouvait au contraire extrêmement doué même dans un drôle de métier et l’on n’aurait pas voulu renoncer à lui. Mais il se rendit compte qu’un pareil travail était mortel, qu’il entravait sa production poétique, si bien qu’il renonça aux avantages matériels procurés par un métier stable et choisit résolument la voie du poète avec ses chagrins et ses renoncements. — Dans ses poèmes aussi se manifeste cette application infinie, cette conscience artistique sans concession, qui ne tolérait rien d’inabouti ou d’à moitié achevé.

Au delà de sa propre production, il vivait de travaux de traduction, et par son application il plongea souvent l’éditeur dans le désespoir, parce qu’il n’en finissait pas de fignoler ses traductions de poèmes quand celles-ci auraient déjà dû être sous presse.

Cette même exigence d’absolu se manifesta aussi d’autres manières dans sa vie. Il savait la valeur sa propre poésie, même si les autres ne l’avaient pas encore reconnue et même si sa propre génération tendaient des embûches sur son chemin. Vu de l’extérieur, il a souvent dû paraître extrêmement sûr de lui, et de son temps beaucoup le disaient mégalomane et méprisant. Ce sentiment de sa propre valeur s’est manifesté dans un exemple qui me semble particulièrement caractéristique. Kailas alla une fois proposer un petit poème au rédacteur en chef d’un grand journal. À cette époque il n’était pas encore spécialement connu, et le rédacteur trouva sa demande de droits d’auteurs trop élevée. Il ne se rendit pas compte non plus de la beauté du poème — Kailas le prit plus tard dans ses poèmes choisis — mais le jugea insignifiant.

Selon les concepts conformistes conventionnels, Kailas était « un homme impossible ». Il manquait pour ainsi dire de sens des relations, cette faculté à laquelle on attache souvent un peu de feinte et de mensonge, au demeurant d’une nature peut-être innocente. Il lui était une nécessité absolue de donner son avis franchement, il ne savait pas jouer la comédie, il était toujours lui-même avec passion et enthousiasme. Quand il donnait son avis il ne mâchait pas ses mots, et quand il défendait une chose qu’il estimait juste il était souvent amené à blesser méchamment un camarade habitué à des débats plus conciliants et conventionnels. Il n’était pas capable non plus de cacher ses antipathies. Si pour quelque raison, et souvent tout à fait sans raison, par la nécessité de sa nature extrêmement méfiante, il trouvait déplaisante une personne qui venait à lui, il pouvait se tenir coi, se replier dans sa coquille, manifester son avis par tous gestes et coups d’œil, ainsi que donner son opinion à cette personne avec des mots mordants. Cette habitude lui valut bien d’amers ennemis. Si beaucoup de ceux qui étaient mieux familiarisés avec son caractère apprirent à l’accepter tel quel et à admirer son extraordinaire franchise, il en est d’autres sans doute qui ne purent pas du tout le pardonner.

Cela n’aurait pas forcément nui à ses relations avec les gens, si ne s’y était joint l’extrême timidité et la méfiance de son caractère que j’ai déjà mentionnées. Ce caractère remontait sans aucun doute à son enfance malheureuse. Kailas souffrit profondément toute sa vie d’un sentiment de faiblesse et d’infériorité. Lui-même était conscient de son évolution mentale qui avait conduit à cela. On peut certainement présumer que sa participation, lorsqu’il était écolier, à l’expédition d’Aunus laissa dans son âme, qui était précisément dans l’âge le plus passionné, des gouffres qui, s’ils furent cachés par la suite, n’en guettèrent pas moins, toujours effrayants, au plus profond de son âme. Arvi Kivimaa, son camarade d’école et premier ami littéraire, raconte que Kailas lui-même a dit n’être parti pour la guerre que pour se prouver qu’il n’avait pas peur. Et de la même manière, toute sa vie fut un combat sans fin avec ce même sentiment de faiblesse. Au commencement du cours de son évolution, il savait déjà qu’il n’était nullement inférieur, qu’au contraire par son talent il surpassait à plusieurs égards beaucoup de ses camarades. Il le savait, mais il ne pouvait trouver la paix avant de constater que le monde aussi le reconnaissait. Il était extrêmement sensible et craintif, et c’est pourquoi il restait toujours sur la défensive vis-à-vis des étrangers. Chaque mot inconsidéré le mettait en rage ; dans chaque coup d’œil insolite il croyait voir du mépris ; si l’autre souriait, il interprétait cela comme un outrage sanglant. Et il en souffrait beaucoup.

Mais lorsqu’il acceptait quelqu’un comme ami, comme il pouvait être aimable, joyeusement enchanté et heureux ! Il était infiniment obligeant, il prodiguait ses pensées, réglait sa note, son enthousiasme n’avait pas de limites. Et souvent, peut-être, les gens abusaient de son obligeance. Les mesures de son amitié étaient très grands, et plusieurs fois il dut s’apercevoir que les autres ne les supportaient pas. Cela aussi contribua à son amertume et lui apporta du chagrin.

Kailas ne consentait pas non plus aux compromis. Si l’on n’acceptait pas ses exigences qu’il considérait comme équitables, il rompait aussitôt toutes discussions. Une fois il avait sacrifié deux semaines de travail à une traduction de poésie. L’éditeur hésita toutefois devant la rétribution qu’il proposait et tenta de le faire transiger sur ses exigences. Alors Kailas, en colère, déchira le manuscrit en petits morceaux, les jeta dans la corbeille à papier et sortit.

Il est naturel qu’un homme dont la nature est si passionnément intransigeante entrât souvent en conflit avec son environnement. Son esprit était comme une fière épée qui n’a jamais fléchi. Il fit de lui un homme malheureux, contradictoire, il brisa sa vie et la conduisit dans des gouffres ; mais il fit aussi de lui un grand poète, dont la valeur s’étend au loin par-dessus les frontières exiguës de notre temps.

Il est clair que conserver l’amitié de Kailas exigeait de comprendre et d’aimer son caractère. Un parfait inconnu pouvait difficilement ne pas être blessé par sa rudesse. De surcroît, avec son extrême sensibilité, il remarquait immédiatement toute mauvaise disposition, ce qui n’arrangeait pas du tout les choses.


Leena Krohn : Mon enfance de lectrice


Ce texte est extrait d’une conférence donnée par Leena Krohn dans le cadre du séminaire Juhani Aho à Järvenpää le 25 octobre 1997. Le texte original se trouve ici.

[...]

Le poète le plus marquant de mon enfance fut sans aucun doute Uuno Kailas. Je ne dirais pas que c’était mon écrivain préféré, mais je me sentais tout de même particulièrement proche de lui. J’en parlerai donc beaucoup ici.

C’était à l’âge de l’enfance où j’avais une peur paralysante des ténèbres. Je pouvais rester éveillée tétanisée, osant à peine respirer ou ciller de mes yeux écarquillés. Aussi ai-je été attirée par le poème « Au bord », dans lequel Uuno Kailas a capturé des effrois familiers :

« J’ai peur de regarder la porte.
La porte ouvre sur les ténèbres –
la poignée pourrait pivoter,
laissant entrer les innommés,
les gens que je vois dans mes rêves… »
« Au bord », extrait du recueil Pieds nus.

Pertti Lassila a écrit à ce propos : « Ce poème est la dramatisation d’une peur irrationnelle, d’un cauchemar, qui conduit à la vitesse de la lumière d’une angoisse insupportable à l’ultime question métaphysique, et le poème nous laisse sans réponse. » L’absence de réponse à cette ultime question métaphysique insoutenable mais inévitable a persisté depuis dans ma vie – et en vérité je peux dire aussi : dans mon écriture.

Une bonne partie des poèmes de Kailas sont restés dans ma mémoire pour l’éternité, comme absorbés comme par capillarité. Je ne peux pas prétendre que ce cadeau m’apportât une totale satisfaction. En fait, beaucoup de ses poèmes sont à mon avis, de par leurs rythmes, d’une agressivité et d’une monotonie tout à fait déplaisantes. C’est un peu pénible, quand ils vous montent à la tête alors qu’on est fébrile, fatigué ou insomniaque.

Sa prose, toutefois, pouvait être aussi captivante que sa poésie. Avant ma vingtième année, j’ai trouvé sur une étagère d’autres textes de Kailas : un mince volume pourpre, sur la couverture duquel figurait un visage d’homme à lunettes, au menton maigre, au front large, pâle comme la cire. Sa bouche était petite et nette comme celle d’une femme, presque comme dessinée au rouge à lèvres, et un peu douloureuse. Il s’agissait des Nouvelles de Uuno Kailas. Cette prose me fit un effet électrique. Des nouvelles comme Bruno est mort, Que m'ont-ils fait il y a quatre cents ans ou encore L’ombre de la fumée exercèrent sur moi un pouvoir magique.

Quelques années plus tard, lors de l’anniversaire d’un cousin, je suis tombée sur un livre sous le charme duquel je me suis oubliée à lire au beau milieu de goûters d’enfants. C’était Le corbeau et Le scarabée d’or d’Edgar Allan Poe, qui venait juste de paraître en finnois, pour la première fois dans la nouvelle collection SaPo [collection de romans noirs des éditions WSOY]. Kailas et Poe avaient dans le sang le même virus, ils souffraient d’une incurable fièvre des ténèbres.

Le vocabulaire de Kailas devient bientôt familier : « cimetière », « croix », « ombre », « culpabilité », « ténèbres », « toile », « frontière », « cercle », « mur », « fardeau », « remords », « vide ». Mais il serait faux de ne retenir que cela, il y avait aussi des vers joyeux, fougueux, victorieux, rayonnants de jeunesse :

« De nos têtes les toits s'enfuient
et les murs s’en vont vers le large.
Et nous regardons loin d’ici
comme d’un sommet des alpages. »
« Le chant du printemps », extrait du recueil posthume Le trait rouge (1933).

[...]

Plus tard, tandis que j’étudiais déjà la littérature finlandaise, j’ai regardé avec deux camarades d’études, Vesa Karonen et Pertti Lassila, la dernière photographie où figure Uuno Kailas. Il s’y tient debout avec l’épouse et la petite fille d’Armas Launis au début du printemps niçois. Kailas est vêtu d’une tenue très hivernale, un épais paletot et une écharpe remontée bien haut. Une casquette est profondément enfoncée sur sa tête, presque jusqu’aux sourcils. Ces vêtements ne vont pas à Kailas, ils ont l’air trop grands pour lui, tant son visage est maigre et recroquevillé. Son corps se tord pour échapper à l’appareil photo comme s’il craignait de se faire battre. Derrière des lunettes rondes à verres épais, il jette un regard brûlant droit dans l’objectif. Il regarde le spectateur d’un air paranoïaque, avec une terreur subite. L’enfant, en revanche, ne s’intéresse pas du tout au photographe, elle observe Kailas d’un air très concentré et intrigué.

Pas étonnant. Uuno Kailas, sur la photo, a l’air d’un revenant bizarrement vieux, et pourtant il n’était encore qu’un jeune homme de trente et un ans. Cette photo nous inspirait à l’époque une réaction inadéquate et méchante : nous éclations d’un rire irrésistible. À présent, quand je regarde cette photo, ça ne me fait plus rire.

Kailas avait l’air misérable, parce qu’il avait un pied dans la tombe. Il ne connut jamais les « riches heures de midi ». Il était venu à Nice non seulement pour guérir sa maladie dans le climat méridional mais aussi pour trouver un peu d’amour dans les bras de quelque jeune garçon bienveillant. (Rappelons-nous l’expression dont Maunu Niinistö désignait l’homosexualité de Kailas : « anomalie qualitative ».) Mais la maladie, dont on affirme qu’il la soignait avec négligence, évolua inéluctablement, et tout ce qu’il trouva fut la mort, tel l’Aschenbach de Thomas Mann. La famille qui lui tenait compagnie sur la photo craignait sans cesse que l’enfant fût contaminée par Kailas. Uuno Kailas avait pleuré toute la journée avant de périr solitaire au sanatorium, où depuis le début il ne se plaisait pas du tout.

Le destin de Kailas effleure aussi de loin ma propre famille. Quand mon père Alf Krohn allait encore au collège, il se lia d’amitié avec Uuno Kailas, vraisemblablement par l’intermédiaire de son frère Ernst. Je ne sais pas avec quelle intimité, je n’ai jamais eu l’occasion de le lui demander. Aussi bien Alf que Ernst moururent jeunes, de maladies incurables à l’instar de Kailas. Mais ma mère m’a dit un jour que le poème de Kailas « Les yeux échangés » fut écrit pour mon père.

Il s’agit là sans aucun doute d’un poème d’amour :

« Tu dis : Comment peut-il se faire ?
nous n’avons fait que changer d’yeux.
Tu portes mes yeux de naguère,
j’ai reçu les tiens en leur lieu. »
« Les yeux échangés », extrait du recueil Pieds nus


Uuno Kailas aurait voulu voyager avec mon père à l’étranger, en Italie. Mais mon père n’est jamais parti comme compagnon de voyage de Kailas. Peut-être ne le souhaitait-il pas lui-même, mais mes grands-parents, par ailleurs si tolérants, l’auraient difficilement autorisé à faire pareille excursion.

Ce n’est qu’adulte que je commençai à être interpellée par certains poèmes de Kailas auxquels je n’avais guère accordé d’attention dans mon enfance et dans ma jeunesse. L’un d’eux est « Contemplation ». C’est un poème qui suit mes pas de son rythme ondoyant avec résignation, et dont le demi-jour hivernal éclaire beaucoup de jours de ma vie :

« Jamais jour nouveau ne dissipe,
les vieux nuages sur ma tête.
Chaque jour est ici
un peu d’éternité. »
« Contemplation », extrait du recueil Le sommeil et la mort.

Je suis aussi reconnaissante à Uuno Kailas de ses traductions de Södergran. J’en ai eu connaissance pour la première fois, si j’ai bonne mémoire, à dix ans. Ma tante avait écrit dans mon album de souvenirs les vers de Södergran sur le bonheur :

« Le bonheur n’a pas de chansons. Le bonheur n’a pas de pensées. Le bonheur n’a rien.
[...]
le bonheur est un champ qui somnole dans la chaleur du midi,
ou l’étendue d’une mer sans rivage sous les rayons du soleil. »
Extraits de « Smärtan » (« Tourment »), dernier poème du recueil Dikter (Poèmes), 1916 :
« Lyckan har inga sånger, lyckan har inga tankar, lyckan har ingenting.
[…]
lyckan är fältet som sover i middagens glöd
eller havets ändlösa vidd under baddet av lodräta strålar »
Leena Krohn cite la traduction finnoise de Kailas (« Tuska »).
[...]


Lapsuuteni lukijana (© 1997, Leena Krohn).
Uuno Kailas
© 2004-2005, Sébastien Cagnoli, pour les traductions du finnois